« Nombreux sont ces peuples alchimistes qui ont procédé au miracle : transformer la souillure en fierté, l’infamie en noblesse. Si la stratégie avait une devise, elle s’énoncerait ainsi : « oui et alors » ? Là aussi c’est une formule magique. Barbare, oui et alors ? En dépit de l’évidence, ce « oui » ne valide rien. Il s’amuse. Il rigole comme un gamin insolent qui maitrise l’art d’agacer. Quand il a fini de rire, il regarde l’accusateur au fond des yeux et achève : « et alors ? ». Le trouble est jeté. Il dit : un autre jeu est en cours, un jeu caché, avec des règles inconnues de vous. »

Louisa Yousfi, Rester barbare, La Fabrique Editions, 2022 – pp. 4-5  

« La go s’invente une vie ». Au premier abord, une remarque un peu méprisante, certainement péjorative, qui porte clairement un jugement. 

Mais s’inventer une vie, en réalité, c’est inventer une nouvelle façon de se représenter qui nous est propre, un moyen d’exister dans un espace qui ne nous inclut pas initialement. S’imaginer, se rêver, se (re)penser. 

 

« S’inventer une vie ». En assumant ce geste, on répond d’abord à un besoin – contraints de se figurer autrement lorsque les espaces de représentation sont biaisés, inadaptés, voire inexistants.

En acceptant l’insulte, on passe outre la critique. On refuse de se justifier ou de se conformer. 

On rétorque un frontal et courageux « oui et alors ? », comme Louisa Yousfi nous encourage à le faire. Ce « et alors ? » nous donne la force de reprendre la main sur notre image et sur la façon de nous raconter. En imposant sa propre vision, on s’impose tout court. 

Envisagé différemment, s’inventer une vie devient ainsi un acte positif, voire même politique.

 

L’exposition « La go s’invente une vie » présente le travail de Feryel Kaabeche. En envisageant la fiction comme nouveau mode de représentation, l’exposition explore la manière dont l’artiste crée cet espace alternatif à travers ses œuvres. 

Feryel Kaabeche construit son propre univers, un monde tapissé de rose, bâti sur la culture internet et les références pop des années deux milles, nourri par ses origines algériennes, marqué par son « goût du moche » .

 

La Maison du Style, jeu vidéo sur DS que les fashionistas initiées connaîtront, a été son premier espace créatif. Très tôt, son travail a été influencé par le monde de la mode. De là est né son intérêt pour la notion de kitsch, qu’elle explore au sein de sa pratique. Le kitsch est son « oui et alors ? ». Elle s’y reconnaît, elle s’y identifie. Elle l’emprunte, pour mettre en avant ce qui est d’ordinaire jugé démodé, surchargé ou laid. Feryel nous rappelle alors que ce kitsch est celui que l’on trouve initialement brodé sur les tissus du bled, exposé dans les boutiques souvenirs ringardes, gravé sur les objets clinquants qui décorent nos intérieurs.

 

Inspirée par la plasticienne et performeuse autrichienne VALIE EXPORT et dans un geste commun à d’autres artistes telles que Silina Syan ou Sara Sadik, Feryel Kaabeche se réapproprie les clichés pour les dépasser. Au cours de son processus de création, elle réutilise les images, se joue des normes et détourne les codes. Une alchimie s’opère alors. Grâce au ton critique et sarcastique qu’elle adopte, les images initiales acquièrent un sens nouveau.

Ainsi, le rire sonne et résonne dans l’œuvre de Feryel. L’humour agit d’abord comme moyen de rassembler et de fédérer, faisant émerger un rire commun. Mais en arrière-plan, il se teinte d’ironie et devient un outil pour questionner, remettre en cause, dénoncer, provoquer.

 

Nées cet univers décalé, les œuvres de Feryel Kaabeche deviennent de nouveaux lieux hybrides, des espaces de transgression. 

Dans l’œuvre présentée au sein de l’exposition « La go s’invente une vie », Feryel « manifeste». Elle ouvre le champ des possibles. Sur le mode du jeu, elle assume pleinement le reproche et se réinvente. Pourquoi se limiter à la façon dont on existe, et pourquoi ne pas se rêver en véritable star du monde de l’art si l’on aspire à en être une ?

Alors, elle modélise en 3D ce qui serait l’appartement d’un collectionneur spécialiste d’elle, Feryel Kaabeche. Immergés dans cet espace qu’elle se crée, nous sommes invités à explorer les différentes pièces de son univers. 

 

Du salon aux toilettes, tout respire Feryel. D’abord, ses œuvres les plus emblématiques et les plus cotées sont exposées dans le salon du collectionneur, qui les a consciencieusement acquises. Ensuite, de JoJo’s Bizarre Adventure à Massi son oncle chanteur kabyle, ses références tapissent la chambre du sol au plafond. La Feryel-mania se poursuit jusqu’aux toilettes, pièce qui incarne à elle seule l’ensemble de son travail. Ces toilettes symbolisent, toujours avec beaucoup d’humour, ce nouvel espace de représentation qu’elle imagine – un lieu souvent négligé, qu’elle vient revaloriser ! 

On ressort d’ici complètement traversés par l’aura de l’artiste. On se surprend à vouloir en découvrir davantage, à être soi-même devenu fan de Feryel Kaabeche, le temps d’une partie. Feryel, à force de s’imaginer en star, le devient ! 

Proposition curatoriale par LENA KEMICHE

CO-CURATION JADE SABER