Festa, créé en 2023 par Alara Villa, chercheuse et curatrice, et Emma Tholot, artiste visuelle , est dédié à la préservation et à la promotion des traditions culinaires de la Méditerranée. Leur approche thématique englobe la création d’outils, la transmission de recettes et de savoir-faire, et propose des expériences qui mélangent les éléments du repas traditionnel, de la performance artistique et de l’installation visuelle. Festa collabore activement avec une variété de partenaires, allant des institutions aux producteurs et artisans locaux, dans le but de préserver et de promouvoir ces traditions. Leur objectif ultime est de favoriser les échanges culturels entre les pays méditerranéens, en utilisant la nourriture comme vecteur de connexion. En tant que plateforme de diffusion, Festa contribue également à partager ces pratiques culinaires avec un public plus large.
Mathilde Badie : La formation de votre duo est toute récente. Festa est né lors du premier repas que vous avez pensé autour du keşkek, le 14 septembre 2023 à Marseille. Qu’est-ce que ce premier événement dit de la rencontre entre vos recherches respectives ?
Alara Villa : Nous nous sommes rencontrées à Marseille, et le collectif a pris naissance quelques mois plus tard. Notre lien repose sur une passion commune pour la cuisine : découvrir de nouveaux plats, échanger sur leurs origines et leur transmission, ainsi que sur les pratiques culturelles qui les accompagnent. Ce qui nous unit, c’est également cette notion de convivialité, de partage autour d’un plat. L’idée du premier dîner est donc venue naturellement. À l’origine, il était prévu comme un simple repas entre amis, partageant un plat turc de mon enfance. Cependant, elle a évolué vers un projet plus ambitieux, axé sur la transmission de notre passion commune pour les pratiques culinaires de l’espace méditerranéen, région qui nous touche toutes les deux. Notre but est de concrétiser cette vision en mettant en avant nos compétences complémentaires.
Emma Tholot : Ce projet est aussi né de notre recherche commune sur des traditions, qu’elles soient existantes, disparues ou peu connues, et de notre volonté de les partager en leur donnant une expression formelle et artistique à travers des événements.
M.B : Comment s’opère l’articulation entre la recherche documentaire et l’élaboration matérielle d’un repas ?
A.V : Nous travaillons actuellement en duo, mais notre objectif est de devenir une plateforme de collaboration avec des individus ou des collectifs ayant une expertise culturelle spécifique sur des régions que nous connaissons moins, voire pas du tout. Par exemple, nous pourrions solliciter un négociant en blé pour qu’il partage son expérience concernant l’importation et la distribution de cet ingrédient, ainsi que sa recette personnelle. Nous aspirons à narrer et partager des histoires à travers ces collaborations, tout en mettant en valeur le travail des autres.
A.V : En italien, “festa” se traduit par « fête », provenant du mot latin “festum” signifiant festin ou festival. On recherchait un terme évoquant la joie et la convivialité, partagé par différentes langues méditerranéennes. En portugais et en catalan, c’est aussi “festa”, et en espagnol, on dit « fiesta ». À Malte, c’est une célébration annuelle communautaire honorant un saint patron organisée dans plusieurs villes et villages.
E.T : On défend également l’idée que l’on peut faire une fête et un festin de tout, que ce soit d’un repas très simple à un repas plus élaboré. L’essentiel est de réunir autour d’un héritage culinaire commun et d’inviter tout le monde à table.
A.V : Avec notre premier repas autour du keşkek, nous nous sommes penchées sur un plat cérémoniel. Il est préparé collectivement dans les petites villes et villages en Turquie pour marquer les moments clés de la vie d’un homme, tels que la naissance, la circoncision ou le mariage. Sa préparation suit un rituel précis, débutant avec les femmes qui ont généralement la responsabilité de préparer le blé, l’ingrédient principal, en le trempant et en l’épluchant avant de le broyer dans un mortier. Ensuite, vient la phase de cuisson avec l’ajout de viande et le battage dans un chaudron, souvent considéré comme une tâche masculine en raison de la force physique nécessaire ; cela peut s’étaler sur plusieurs heures, voire plusieurs jours.
E.T : La ritualité est très liée aux récits, histoires et légendes ; on le remarque dans nos recherches. On a notamment fait un calendrier pour lister toutes les traditions culinaires méditerranéennes à des moments précis de l’année. Elles sont souvent associées aux religions, aux fêtes et aux cultes des saints. On ne revendique pas de lien direct avec la religion, mais ça nous aide à contextualiser chaque aliment, leur saisonnalité, les rituels autour, et comment femmes et hommes sont impliqués dans les communautés. On souhaite que nos propositions reflètent ces rituels, comme l’agneau Pascal en pâte d’amande fait en Sicile en avril, ou les poupées du Mouled faites en sucre en Égypte en novembre, par exemple.
M.B : La passation du savoir-faire culinaire est bien souvent une affaire féminine et familiale. On parle notamment de recettes de grand-mère. En ce qui vous concerne, qui vous a transmis le goût de la cuisine et avez-vous un souvenir d’enfance particulier lié à la nourriture ?
A.V : Je garde un souvenir tendre de mes goûters après l’école, qui variaient selon le pays où je vivais. En chemin vers la maison, je faisais toujours un détour pour chercher mon “snack”. En Autriche, c’était à la boulangerie où je commandais toujours les mêmes trois topfenbällchen (des boules de dessert frites, moelleuses à l’intérieur et sucrées). En Italie, j’avais le choix entre une grande focaccia huileuse ou trois pizzettes croustillantes. En Turquie, je préférais une note sucrée avec du sütlaç, un riz au lait. En repensant à ces moments, je remarque que c’est la régularité et la ritualité de ces plats qui ont marqué mes souvenirs.
E.T : C’est lié, et cela s’applique à différents domaines pour moi, alimentaire mais aussi dans mes recherches autour des danses traditionnelles, des légendes, des costumes, et plus encore. Ce désir de renouer avec les traditions naît du constat qu’il existe des variations et des croisements dus à l’influence mutuelle des pays, d’une rive à l’autre. Par exemple, l’omelette française partage des similitudes avec la frittata en Italie, la marcoude en Tunisie, la tortilla en Espagne, et ainsi de suite. C’est ce qui m’intéresse le plus ; j’ai besoin de fonctionner par croisements, associations, collages et connexions. Créer des ponts me permet de raconter des histoires.
A.V : Mon cas est similaire. J’ai principalement vécu entre l’Italie et la Turquie, et les traditions, comme l’importance de se réunir autour de la table chaque soir pour partager un repas ou l’estime accordée à la personne qui cuisine, sont constantes dans les deux pays. Avant, j’essayais de me définir en me positionnant par rapport à l’une ou l’autre de ces cultures, mais aujourd’hui, je perçois davantage leurs ressemblances : au-delà des frontières géographiques, une identité méditerranéenne chaleureuse se dessine, basée sur le partage et forgée par des échanges culturels durables.
E.T : Aussi, lors de ces réunions autour de la table, arrive souvent un moment où quelqu’un – souvent la grand-mère – confie une recette avec sa particularité. Il est important de ne pas garder ces secrets, de perpétuer la tradition orale en transmettant et en faisant circuler à nouveau les recettes, les contes et les légendes. Cela permet de se souvenir, voire d’immortaliser ces éléments.
M.B : Le terme mat3am veut dire “restaurant” et, de fait, le mat3amclub repose sur les valeurs collectives de convivialité et de partage qu’on associe à ce lieu. Qu’évoque pour vous l’univers du restaurant ?
E.T : J’ai une fascination pour le lieu en lui-même, son architecture, les objets qui y sont collectés, la décoration (les photographies au mur, les trophées, les luminaires). On voit moins ça aujourd’hui, mais les vieux restaurants sont de vrais lieux de vie pour les propriétaires, chargés de leur vécu et de leur identité. Chaque lieu a ses codes, ses façons de servir. Je n’y vais pas que pour y manger, j’y vais aussi pour me sentir quelque part.
A.V : L’ambiance d’un lieu peut vraiment donner vie à l’histoire d’un plat. Récemment, lors d’une visite à Afyon, au cœur de la Turquie, j’ai découvert un restaurant modeste ne proposant qu’un plat principal : un kebab au mouton accompagné d’ayran, une boisson à base de yaourt, d’eau et de sel. En dessert, l’ekmek kadayıfı, un pudding au pain, était servi avec du kaymak, une crème à base de lait de buffle d’eau, rappelant la crème caillée. La clientèle était variée : des hommes âgés en pleine discussion, une grande famille de six personnes attablées, une femme venant seule, tous des habitués du quartier. Les murs étaient ornés de portraits témoignant des quatre générations ayant dirigé ce lieu depuis les années 1800. Rien n’a changé depuis. Comme l’a exprimé Emma, en franchissant le seuil de ces restaurants et en dégustant leurs plats, on s’embarque dans une expérience totale.
Par ailleurs, il est important de souligner les similitudes entre, par exemple, une « Pizzaria » à Marseille et une « Pizzeria » à Naples, témoignant des échanges culturels entre ces deux pays. Ces établissements deviennent alors des symboles urbains reflétant la fluidité de la migration des codes culturels.
E.T : Avec Festa, il est aussi question de l’interaction avec le décor, et donc, avec une forme de spectacle. Même sans restaurant ni lieu fixe, sans les années d’expérience qui semblent indispensables pour créer une telle ambiance, notre objectif est de concevoir, à travers nos scénographies, des environnements qui traduisent toute l’essence de l’expérience d’un repas.
A.V : C’est important d’introduire différents médiums artistiques qui se situent en marge du récit conventionnel de l’histoire de l’art. Intégrer l’acte universel et essentiel de se nourrir à des pratiques artistiques démontre une envie d’expérimenter, de prendre des risques, tout en élargissant les champs. Étant une expérience partagée par tous, les liens se créent automatiquement.
E.T : Des artistes comme Daniel Spoerri dans les années 1960 ou encore Rirkrit Tiravanija dans les années 1990, ont déjà posé des bases de réflexion solides autour de ces manifestations culinaires. Je pense qu’elles disent quelque chose de l’état de santé de la société. J’ai l’impression qu’il y a de nouveau le besoin de revenir à des formes d’art plus concrètes, quelque part plus utiles et solidaires. Par ailleurs, on observe tous un regain d’intérêt pour l’artisanat, et c’est peut-être une forme de résistance face à des objets domestiques devenus standardisés et impersonnels. Revenir au fait main, se tenir et être ensemble, constitue une forme de réponse à cela.
A.V : Nous sommes actuellement en train de développer un deuxième projet. Il se focalise autour de la thématique du « couscous, polenta et boulgour », explorant les trois formes de blé caractéristiques de la Méditerranée. Le prochain événement adoptera une approche narrative, débutant par leur production traditionnelle jusqu’à leur insertion sur le marché français. L’idée est de relier chaque aliment à son histoire en établissant des liens avec le contexte contemporain et actuel.
E.T: Parallèlement, il y a des évènements qui nous sont commandés. Dans un cas précis, nous nous focaliserons sur les pratiques culinaires typiques de la région marseillaise, en collaboration avec des acteurs locaux tels que les producteurs, agriculteurs, artisans, etc. Globalement, nous souhaitons approfondir nos recherches sur l’espace méditerranéen tout en adaptant nos études et nos collaborations en fonction de l’environnement dans lequel nous intervenons.
A.V : Nous voulons être aussi une plateforme en ligne qui s’apparente à une base de ressources, pour partager différemment les histoires, au-delà des évènements performatifs.
Alara Villa
Emma Tholot
Mathilde Badie
J’adresse de chaleureux remerciements à Alara et Emma pour cet échange riche, ainsi qu’aux membres du mat3amclub pour leur invitation.
Alara Villa, née en 1997, est diplômée en Arts Visuels et en Histoire de la Sorbonne, de l’Université de Bologne et de l’EHESS. Avec une enfance partagée entre la Turquie et l’Italie, elle s’est spécialisée dans l’étude de la Méditerranée. En adoptant une approche transnationale, elle explore les échanges culturels dans la production matérielle et visuelle populaire de la région. Elle a travaillé au Musée Istanbul Modern à Istanbul, à la Fondation Kadist à Paris, et a participé à des résidences artistiques, notamment à Ashkal Alwan à Beyrouth. En combinant l’artisanat, l’art et la recherche, elle organise divers événements culturels visant à préserver les savoir-faire méditerranéens.
Emma Tholot, née en 1994, est diplômée des Arts Décoratifs de Paris et des Beaux-Arts de Rome. La source de son travail se trouve dans les rituels, les superstitions et les croyances de l’espace méditerranéen. Imprégnée par la tradition orale et par la culture populaire, elle souhaite maintenir éveillées mémoires et histoires qui soudent les êtres vivants entre eux. Pour cela, elle a recours à différents médiums tels que la photographie, la vidéo, la couture, la sculpture, le collage et l’art culinaire. Son travail a notamment été présenté au Salon de Montrouge, à la Villette à Paris, au Centre Pompidou et au Centre Photo de Marseille.
Pour aller plus loin:
Pour se tenir au courant des futurs projets de Festa: https://www.instagram.com/festa.collective/
Pour en savoir plus sur Alara Villa : https://www.instagram.com/alaravilla/
Pour découvrir le travail d’Emma Tholot : https://www.instagram.com/emmatholot/ , https://www.instagram.com/mangiarecosi/ et https://emmatholot.com/