CINDY BANNANI, DE GRENOBLE À TANGER

DIALOGUE ENTRE L’ARTISTE CINDY BANNANI ET L’AUTRICE LOUISE  THURIN.

Elles évoquent ensemble la genèse de l’atelier Œ à Montreuil, les détails du prochain projet de Cindy à Tanger et ses recherches sur la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, ici sous le prisme de la question de la difficulté d’accès aux archives.

LOUISE THURIN : Chère Cindy, c’est un plaisir d’être ici dans ton nouvel espace à l’atelier Œ. Pourrais-tu nous en dire plus sur la genèse de ce lieu qui s’est ouvert il y a quelques mois à Montreuil ?

 

CINDY BANNANI : Merci, Louise. L’atelier Œ est né de notre expérience en tant qu’artistes-résidents au Consulat – Voltaire à Paris. À sa fin, on formait une famille. C’est donc naturellement que vingt-six d’entre nous ont décidé de s’unir et de mobiliser leurs forces afin de permettre la création de ce tout jeune projet d’artist-run space. Le nom Œ, que je prononce « owé », a été une trouvaille heureuse, car il peut être dit de multiples manières. Nous avons délibérément choisi de ne pas imposer une prononciation spécifique au sein de l’atelier : certain.e.s disent « e-dans-l’o », d’autres « e-dans-l’œuf », voire utilisent le nom « ethel ». En face de mon espace, « séparé » par une vitre et une porte, je retrouve mon voisin du Consulat, Alex Ayivi.

Interview d’Alex Ayivi en 2020 par Louise Thurin : https://www.artskop.com/fr/alex-ayivi-togotopie-interview-artskop3437-2021/

Cindy Bannani à l’atelier Œ, Photo : Emma Jurado

Détails de Cindy Bannani, Sans titre (Marche pour l’égalité et contre le racisme,19 novembre 1983, Neuhof), broderie collective, pièce sonore à 3 canaux, 110 min, broderie et tampons, 2023 – en cours. Vue de l’exposition Magasin CNAC, sous le commissariat de Céline Kopp. Photo : Aurélien Mole.

L.T. : Aujourd’hui, ton travail est notamment identifié par Les 35 et les 99 965 autres, un projet de recherche, de mémoire et de création autour de la Marche pour l’égalité et contre le racisme d’octobre 1983, que tu as mené en partenariat avec Le Magasin – Centre national d’art contemporain (CNAC) de Grenoble. Est-il terminé selon toi ?

C.B. : Non, je ne le considère pas achevé. Mon ambition première était de mettre en lumière la contribution des femmes à cette marche, mais je n’ai pu le faire que partiellement car j’ai rencontré des difficultés pour accéder à la documentation et aux témoignages nécessaires. D’une part, ma résidence à Grenoble m’a éloignée géographiquement de nombreux fonds d’archives pertinents. D’autre part, j’ai été confrontée à des obstacles administratifs lors de mes demandes d’accès aux archives, avec des réponses absentes ou des exigences de procédures complexes et restrictives. Malgré cela, j’ai pu tisser des liens avec des participants de l’étape grenobloise de la marche, bien que beaucoup d’entre eux étaient enfants à l’époque et n’avaient que peu de souvenirs à partager. J’ai donc consacré une part importante de mon temps de résidence sur le récolement et l’analyse de témoignages disponibles en ligne. Mon travail sur la « Marche des beurs » est donc toujours en cours. Je persiste dans mes efforts.

 

L.T. : Penses-tu que les difficultés que tu as rencontrées pour accéder aux archives sont liées à la nature politique de l’événement que tu traites ?

 

C.B. : C’est une question intéressante à laquelle je ne peux répondre avec certitude. Cette manifestation importante est présentée dans la mémoire collective et exploitée par le roman national français comme un événement joyeux et porteur de changement, suivi de la création de SOS Racisme et de son populaire « Touche pas à mon pote ». Elle est devenue un étendard de la cause anti-raciste. Cependant, les obstacles administratifs et humains auxquels j’ai été confrontée m’ont amenée à réfléchir sur l’accessibilité par les personnes concernées aux archives des événements populaires ; des mouvements historiques désormais rangés dans des cartons et pour lesquels il faut montrer patte blanche pour pouvoir espérer les consulter.

 

Cindy Bannani, « Neuhof, 19 novembre 1983 », Série 15 novembre – 3 décembre 1983, 2023.
Vue de l’exposition « Construire un feu » à Non Étoile Montreuil, sous le commissariat de Juliette Hage. Photo : Camille Pautasso

Cindy Bannani, 15 octobre- 3 décembre 1983.
Vue de l’exposition « Construire un feu » à Non Étoile Montreuil, sous le commissariat de Juliette Hage. Photo : Camille Pautasso

Cindy Bannani, « Marseille, 15 octobre 1983 », Série 15 novembre – 3 décembre 1983, 2023.

Vue de l’exposition « Construire un feu » à Non Étoile Montreuil, sous le commissariat de Juliette Hage. Photo : Camille Pautasso

L.T. : Tu pars bientôt pour le Maroc où tu es accueillie pour une résidence de deux mois par Think Tanger, agence et lieu culturel créés par le commissaire d’exposition Hicham Bouzid en 2016, avec le soutien de Pro Helvetia Cairo, pour développer un nouveau sujet, l’hospitalité, avec Car [si] le soleil n’a pas de patrie.

 

C.B. : Effectivement. Ce projet, cosigné avec Edgar Tom Owino Stockton, porte sur la mémoire de l’immobilisation du ferry Le Marrakech dans le port de Sète (France), qui a duré 7 mois, du 5 janvier au 8 juin 2012. Ce ferry trans-méditerranéen, assurant la liaison entre Sète et Tanger, a été saisi par l’État français à la suite d’une procédure judiciaire, de même que les deux autres navires de la compagnie, le Biladi et le Bni Nsar. Plus de 200 membres de l’équipage, essentiellement marocain, dont une quarantaine de femmes, sont resté.e.s à bord du Marrakech. Ils et elles ont vécu sur place pendant des mois dans des conditions déplorables, par devoir de marin de ne pas abandonner le navire, mais aussi par pragmatisme : la compagnie leur devait des arriérés de salaires.

Notes : Après sept mois d’occupation du navire, les équipages ont finalement regagné leurs foyers, sans avoir perçu ni salaire, ni compensation. En 2014, la vente aux enchères judiciaire du Marrakech a eu lieu, et le navire a été vendu pour 1.240 millions d’euros à une société marocaine. Le port de Sète annonce accorder la priorité des créances au personnel de bord, dont le long combat a finalement porté ses fruits.

Une conséquence involontaire du capitalisme mondial, ce cas souligne le besoin urgent de repenser les façons dont nos sociétés traitent l’hospitalité. Ces recherches, que nous envisageons de transformer en une mini-série docu-fiction, visent à mener une enquête sur les différents acteurs impliqués : l’État français, la compagnie propriétaire, les marins marocain.e.s, etc. Nous souhaitons également explorer les conditions de survie à bord des navires immobilisés, ainsi que le réseau de solidarité qui s’est formé à Sète, impliquant des journalistes, des syndicats et des associations. Enfin, nous nous intéresserons au retour des marins chez eux.elles et à la mémoire qu’ils et elles font de leur combat.

Notes :  Les travaux à venir de Cindy et d’Edgar Tom trouvent un écho particulier chez ceux de Hans Zeeldieb, dans sa série Traversée, présentée au sein de l’exposition  « La France sous leurs yeux – 200 Regards de photographes sur les années 2020 » à la Bibliothèque nationale de France – François Mietterabd jusqu’au 23 juin 2024. Leur cartel dit : « Le 17 mars 2020, l’épidémie de Covid a stoppé les liaisons maritimes entre la France et l’Algérie, coupant brutalement les liens entre de nombreuses familles vivant de part et d’autre de la Méditerranée – des couples ont été séparés, des morts non célébrés. À partir du 1er juin 2021, le trafic a repris peu à peu. Hans Zeeldieb a réalisé à la chambre argentique, héritée du XIXe siècle, des portraits de ces passagers rentrant enfin au pays, et des marins qui les y emmenaient. Les images de ce reportage ont été prises sur le port de Marseille, lors de l’embarquement des ferries à destination de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie, ainsi qu’à bord du Girolata, navire reliant Marseille à Tanger. »

Mécanos. En machine. A bord du Girolata, entre Marseille et Tanger, ou le contraire. © Hans Zeeldieb / Grande commande photojournalisme 

Girolata, port de Marseille. © Hans Zeeldieb / Grande commande photojournalisme 

L.T. : Tes projets te font explorer différentes géographies, mais également différents médiums : l’œuvre collective et le textile avec Les 35 et les 99 965 autres et la vidéo avec Car [si] le soleil n’a pas de patrie. As-tu de nouvelles envies ?


C.B. : Oui. J’ai une fascination nouvelle pour les miniatures, en particulier indiennes, née de ma fréquentation récente du musée national des arts asiatiques-Guimet à Paris. La minutie de ces ouvrages m’évoque celle des travaux de broderie que j’ai réalisés dans le cadre de mes résidences au Consulat et au CNAC – Grenoble. Cet intérêt me force à me pencher sur un médium auquel j’avais jusque-là tourné le dos : celui de la peinture. Un médium qui me conditionne à une pratique plutôt solitaire, ce qui va à l’opposé des projets collectifs que j’ai menés ces dernières années. C’est un long travail d’apprentissage en cours, qui me fait sortir de ma zone de confort.

Notes : Outre l’Inde, il y existe également une longue histoire de la miniature au Moyen Orient et au Maghreb, notamment au Maroc et en Algérie. La plus renommée est aujourd’hui la miniature persane, dont les réinventions contemporaines sont particulièrement visibles dans la scène artistique française, avec les pratiques des artistes Rayan Yasmineh et Alireza Shojaian. Par ailleurs, les routes de l’islam ont joué un rôle crucial dans la diffusion de ces traditions en Afrique subsaharienne, donnant naissance à des formes artistiques uniques telles que la peinture sous verre sénégalaise.

Par le biais de la miniature – illustrant à l’origine des scènes historiques, mythologiques, religieuses, de cour-, je souhaite me pencher sur une possible application de ces processus de sacralisation à l’histoire des banlieues françaises et à sa transmission comme outil de (perpétuation de la) lutte.

 

J’ai été particulièrement inspirée par le projet The Rebellion of the Roots (2020) de l’artiste péruvienne Daniela Ortiz, présenté à KADIST – Paris en 2021. Une œuvre qui va au-delà de la simple représentation en proposant de nouvelles histoires des luttes.

 

L.T. : Merci, Cindy, pour ton temps et heureuse de voir prochainement présenté ton travail dans le cadre d’un projet à venir signé mat3amclub.

 

C.B. : Merci à toi. Oui, nous avons l’intention de présenter la pièce maîtresse du projet Les 35 et les 99 965 autres, qui n’a jamais été montrée depuis sa création et son exposition au CNAC – Grenoble : la banderole de tête de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, reproduite à l’échelle 1 à partir de photographies d’archives. Malgré trois mois de résidence et des séances hebdomadaires de broderie collective, nous n’avons pas réussi à terminer ses cinq mètres de long. Je suis ravie qu’elle soit maintenant entre de nouvelles mains à Paris, une étape également importante de la Marche.

 

  1. Cindy Bannani, Vue de l’activation de la première édition de Radio Savate le 31 août 2023, Cnac Magasin, Grenoble. Photo : Cnac Magasin.

  2. Cindy Bannani, Zohra pendant un atelier de broderie collective, Le Magasin CNAC Grenoble, 2022. Photo : CNAC Magasin.

  3. Cindy Bannani, Teinture au henné collective de Sans titre (Marche pour l’égalité et contre le racisme,19 novembre 1983, Neuhof), Cnac Magasin, Grenoble. Photo : Cnac Magasin.

LOUISE THURIN 

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