Le travail plastique et les performances de l’artiste palestinienne Rana Bishara incarnent une diversité de médiums aux accents d’activisme, dénonçant l’atteinte aux droits de l’homme en Palestine. Son œuvre scande le fait qu’au-delà de vies englouties par l’apartheid, une culture et une façon d’être se meurent.
C’est au travers de matières organiques, d’un répertoire traditionnel et de références appartenant à une mémoire collective que Rana dépeint la réalité d’un quotidien. J’ai eu la chance l’été dernier de la rencontrer au sein de son studio, à Tarshiha, un village situé au nord de la Palestine historique de 1948.
J’entre dans son studio. Je tente de décrypter ce monde en soi, ce microcosme charpenté par un désordre exquis où les idées, impulsions et matériaux s’entrechoquent. Au sein de ce chaos fusionnent barbelés, broderie palestinienne traditionnelle (تطريز) et fragments de cactus. Une collection de pierres épousant la forme du territoire palestinien trône sur une table en osier, Rana me confie qu’elle les décèle lors de chaque excursion dans la nature palestinienne, peuplée et de réminiscences.
Aller dans ces espaces ne rime pas uniquement avec la flânerie. Il s’agit de renouer avec sa terre, en écoutant les murmures des oliviers ayant vu sous leurs yeux les ailes de l’Histoire se déployer.
« Mon atelier est mon sanctuaire » me confie-t-elle.
Elle ouvre son porte-folio, où demeurent ses joyaux. J’embrasse du regard une quantité incalculable de dessins, sur lesquels gisent des corps torturés, confinés, cherchant à fuir la feuille qui les supporte. Ornés de la couleur mélancolique d’un temps révolu, ces requiem sur toile se voient frappés par un état de guerre.
Un état où l’intention du trait exprime la complexité du massacre,
Un état où l’œuvre résiste par son cri,
Un état où les voix sont étouffées,
Un état où les vies sont prohibées.
Cette question de la violence prend les allures d’un supplice où le dénouement est absent. Le travail des olives mutilées présente un jeu de dissonances avec l’usage d’un corps issu de l’ordinaire, dont la chair est meurtrie par les aiguilles. Inspirée par le travail de Mona Hatoum, Olives and Pins est teinté d’un récit personnel qui enlace tendrement les souvenirs intimes de Rana. Il répond à un moment vécu, lorsque son père lui disait : « Je veux que l’on conserve la mémoire des olives » durant leur récolte en automne.
« Cette œuvre, c’est un cadeau pour l’âme de mon père ».
En cristallisant la vie quotidienne comme matière, Rana joue un rôle de catalyseur, où les affres de la guerre se métamorphosent en produit artistique. Malgré la difficulté de conserver son humanité face à l’effroi de la situation, elle tire son énergie du désespoir et clame une résistance.
Rana refuse la peur.
Et ce refus de la peur, elle l’exprime dans Road-map to Elimination.
Dans une pièce aux murs entièrement couverts de cartes palestiniennes se déploient des fragments de cactus animés par un mobile, sous le joug d’une lueur rouge écarlate.
Le cactus constitue le squelette allégorique de la Palestine,délimitant naturellement les frontières des régions consumées en 1948. Ici, le temps devient objet. Il implique un ajout progressif et une mutation constante ; lorsque des fluctuations et changements politiques s’opèrent et modifient la géographie. Rana ajoute les nouvelles cartes sur les murs, portant le lourd silence de l’après-guerre.
Cette forme d’inachevé de l’œuvre pose la question de la fin de cet anéantissement : Quand est-ce que la communauté internationale cessera d’assister aux scènes du théâtre de la guerre sans intervenir ? La documentation de ces cartes permet de lutter contre l’oubli.
Rana refuse d’oublier.
L’atmosphère dense et compacte baignant dans la pièce convient un sentiment d’instabilité. Les sons et mouvements de ce mobile vertigineux, machinal exacerbent le caractère dévorant de l’espace. L’éclairage rouge contribue également à plonger le regardeur dans un état d’urgence.
Cet état d’urgence, c’est le quotidien des Palestiniens.
Ce sentiment de peur et de danger, c’est le dessein de l’occupation israélienne.
De même que la Palestine peut vous couronner, son occupation peut vous crucifier. *[1]
Nous sommes la fois bénis de notre identité et condamnés à en subir ses conséquences.
Son art pense non verbalement, le sentiment qu’il inflige suffit à la compréhension. Tout est donné à ressentir. Ces cartes, ce sont les milliers de foyers constellés de corps absents, elles sont les vitrines détentrices d’une nostalgie dépouillée. L’usage de matière organique, palpable, issue d’un imaginaire social teinte le projet d’une vérité pure. Le travail de la fibre de cactus projetant son ombre permet de réunir chaque fragment de la Palestine, morcelée par la colonisation. Il est une (re)mise en forme d’un monde en soi, errant dans les faubourgs du chagrin depuis presque un siècle.
« Je travaille avec la nature »
« Je crois au retour des âmes humaines à leurs maisons, à leur pays »
C’est par la commémoration et le souvenir que l’artiste accède à son inspiration. Ses souvenirs résident dans les cœurs du peuple, et c’est en leur offrant une possibilité de s’exprimer que les expériences inhérentes à l’Histoire du pays se perpétuent. Les échanges et les rencontres de Rana sont des adieux à la croisée de conversations. **[2]
« J’aime écouter les histoires des gens et en parler, l’intérêt de l’art est de pousser les gens à s’exprimer ».
Ainsi, Rana raconte l’histoire de Jamileh Bannourah. Cette résistante originaire de Beit Sahour, portait lors de la première intifada les martyrs sur ses épaules. La dureté de cette révolte s’inscrit sur ses rétines et s’imprime sur ses muscles. Lorsque Jamileh apprend qu’une œuvre lui est consacrée, elle dit à Rana :
«Quelqu’un se souvient encore de moi ?»
Je compris alors que l’enjeu de la création en Palestine avait une portée autre, que créer permettait d’assumer sa présence, ne pas craindre d’exister.
L’usage de miroir permet une forte mise en abyme. Au travers de notre propre reflet, nous pouvons y voir la puissance de Jamileh et de la rébellion. C’est grâce à la contestation que nous protégeons notre pays, notre passé, et notre droit de considérer un futur. Notre postérité loge au sein de toute une génération d’enfants, cibles de l’oppression. Le gouvernement sioniste tend à supprimer les âges tendres et briser les vies, me dit Rana. Lors de fouilles de maisons, les soldats détruisent les objets, ces derniers s’évanouissent au large de souvenirs. L’enfant prend peur, ses jouets sont détruits et fragmentés, à l’instar de sa terre.
L’installation Homage to Childhood dialogue avec l’enfance. C’est sous le silence intime d’une pièce qu’une parade de ballons contenant des photographies post-1948, tirées d’archives de l’URNWA se fait jour. Ces images dépeignent la misère des enfants palestiniens, auxquelles s’adjoint parfois de la nourriture destinée aux oiseaux, en référence à ce que les Gazaouis mangent en temps de famine. Le tout se place sous un plafond auréolé de barbelés, incarnant la situation d’assiègement. Rana pose la question : Comment l’aurore de la vie est-elle sacrifiée ?
Tout repose sur le contraste. L’aspect archangélique et candide du ballon semble épouser la dureté des images, tandis que la fragilité de la matière et la transparence dévoilent la vérité lors de l’éclatement. Cette installation laisse le public prendre part physiquement à l’œuvre. Lorsque les enfants jouent et explosent les ballons, c’est leur condition qu’ils donnent à voir et brandissent au monde. En alliant quelque chose d’à la fois intime et supérieur, Homage to Childhood souligne la frontière gracile entre le traumatisme et la naïveté de l’âge innocent, miroitant des enfances palestiniennes enfumées d’une dose mortelle.
Malgré l’occupation érodant le lit des consciences, Rana sait, vit, voit, entend, ressent la beauté de son pays. Cette beauté réside dans les miracles quotidiens de la vie.
Dans une tasse de café,
Dans le sang des grenadiers,
Dans un jeu de backgammon incrusté de nacre,
Dans un keffieh,
Dans un soleil miséricordieux,
Dans un dattier dont la sève est sacrée,
Dans les fruits frais servis au lever des astres nocturnes,
Dans les murs jaunis par le temps qu’il reste***[3].
Son œuvre n’est autre que le travail de ses mains et de son âme, révélant le visage de la Palestine.
En refusant l’oubli et la déshumanisation, elle conserve les archives de la vie et de l’amour.
Pétrie par le goût de Dieu, Rana déclare au nom de la terre avoir un droit de croire, un droit à l’espoir.
*[1] Référence à la phrase de Khalil Gibran : « Car de même que l’amour peut vous couronner, de même il peut vous crucifier. Car il est fait pour vous aider à croître comme pour vous élaguer. » – Le Prophète,1923.
**[2] Référence à la phrase de Mahmoud Darwich : « Nos rencontres ne sont qu’adieux à la croisée des conversations ». – Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?, 1995
***[3] Référence au film d’Elia Suleiman – Le Temps qu’il reste, 2009