“Tout demeure en l’état. Le lieu renouvelle nos rêves
Et ses visiteurs. Soudain nous ne sommes plus capables d’ironie
Car le lieu est apprêté pour accueillir le néant » 1
17 mai. 16h52.
La voiture me dépose à la Sfeir Gallery. Nous entrons au niveau du port de Beyrouth où l’explosion a eu lieu.
J’entre dans l’immeuble derrière moi, indiquant Sfeir Gallery au 6e étage, je ne sais plus. Je monte sans grande conviction. Les étages passent et je me dis qu’il n’y a pas de galerie. Puis une lumière bleue, un peu inquiétante inonde le palier que je m’apprête de nouveau à passer. Je m’arrête et regarde à travers la porte.
Je sonne et entre dans la Sfeir Gallery.
Bleu. Juste du bleu à profusion. Partout. Une lumière bleue dans laquelle je baigne. Espace immense englouti dans le bleu électrique de la scénographie.
La galerie est grande. Une cloison sépare l’espace en deux. Architecture brute. Juste une tête de taureau et cette lumière envahissant l’espace, puis mon corps. Je suis capturée.
Une histoire de retour à un lieu.
Une histoire de possession.
Le retour de l’objet à son lieu.
De l’artiste à sa ville.
Au temps présent.
Reconstitution fragmentaire
d’une histoire.
Enfin
Réapparition de l’objet.
Lieu immersif, bleu comme les sirènes de police, bleu comme la couleur qui tapisse le monde des songes, puis qui devient celui de la galerie. Bleu, espace onirique. L’histoire se récréée dans ce bleu, on y retisse des liens.
L’histoire dont il est question dans l’exposition « The Return » de Rayyane Tabet à la Sfeir Gallery est celle du retour de l’artiste à sa ville de Beyrouth suite à l’explosion et d’une sculpture antique, une tête de taureau exhumée lors des fouilles du temple d’Echmoun à Saïda en juillet 1967.
Perte de sa trace.
Disparition.
La sculpture est retrouvée en 2017 dans le département gréco-romain du MET à New York.
La sculpture a été rapatriée au Liban, à Beyrouth au Musée National d’archéologie suite à un procès.
L’espace de la galerie est très immersif, l’exposition est construite autour d’un narratif. Il faut d’abord accepter d’entrer dans ce nouvel espace onirique afin de débuter la quête, l’enquête qui retrace le chemin du taureau entre 1967 et 2017. Soit 50 ans d’histoire durant laquelle, cet objet archéologique a voyagé et traversé les continents avant de revenir chez lui. D’être rapatrié.
L’artiste propose d’un point de vue scientifique, une véritable recherche de provenance qu’il recontextualise dans un espace artistique à travers une scénographique construite autour d’une lumière bleue, de documents officiels et de l’image de la tête de taureau présentée comme un leitmotiv sur chaque cimaise. La balade entre ces murs se veut immersive, déroutante et surprenante.
On y découvre chronologiquement les lieux dans lesquelles l’objet a été vendu, retrouvé, exposé, volé, entreposé puis remis en vente. La galerie devient comme l’espace mental et émotionnel de l’artiste dans lequel le.la visiteur.euse navigue. Grande cartographie, on y fait des arrêts, certaines dates nous troublent plus que d’autres, la balade est rythmée par l’envie de résoudre l’enquête, de sortir de cet espace avec une réponse.
Rapatrier.
1 mot. 4 syllabes. 9 lettres.
Pour dire un corps qu’on déplace. Parce qu’on enlève les corps et les objets de leurs maisons. Parce que les corps et les objets bougent avec et contre leur grès. On se rapatrie ou on s’expatrie.
Patrie.
1 mot. 2 syllabes. 5 lettres. Pourquoi pas « matrie ».
Gravitation autour d’un centre- la maison- nos corps et nos objets gravitent autour.
Éloignement du centre de gravité. Perte de repère. On s’expatrie, on se fait expatrier. Besoin de retrouver le centre, l’équilibre. On se rapatrie, on est rapatrié.
La scénographie est ce qui a le plus retenu mon attention et mon intérêt. Poétique et fragmentaire, elle permet d’apprécier ce travail de recherche de provenance et d’enquête menée par l’artiste sur l’histoire de l’objet, autant que sur son histoire d’une certaine façon en y entremêlant références personnelles et historiques héritées de la guerre civile. L’artiste se cherche dans son retour à la ville natale après quelques années, autant que l’on cherche à comprendre le chemin de l’objet l’ayant amené à son retour. Ce qu’il y a de beau, c’est cette correspondance entre l’objet et l’artiste, se faisant, ils se reflètent pour mieux s’éclairer.
Rayyane Tabet est un historien, un archéologue. Il fait le choix de retranscrire et partager ses recherches en faisant naître des espaces à explorer, dans lesquels le.la visiteur.euse vogue parmi les traces laissées par l’artiste. Il nous transmet bien au-delà de ses conclusions scientifiques et de son travail de fouille, un véritable héritage se voulant à la fois personnel et historique. Il invite ainsi à réfléchir aux notions de transmission, d’héritage culturel, mais aussi aux politiques de restitution des œuvres d’art. Le travail de Rayyane Tabet offre de nouveaux espaces narratifs à la fois poétiques et pragmatiques afin d’y repenser certains épisodes historiques et nos rapports aux histoires, notamment celles que nous n’explorons pas.
L’atmosphère est secrète.
L’objet est retrouvé.
Mais le véritable mystère persiste.
Un certain silence demeure.
Sortie du songe, je repars envoûtée.
Heureuse que certaines choses restent invisibles.
Que certaines histoires résistent à l’homme.
Car tout ne s’explique pas et que certaines choses restent sans réponses afin de cultiver le doute.
Le doute c’est celui du retour et du départ.
Celui de la patrie, de la maison
Le doute demeure et pèse sur cette boucle que l’on pense refermée.
Mais qui reste, en nous, à jamais ouverte.
La tête de taureau est revenue.
Rayyane Tabet est revenu.
Nous sommes là.
Fragmentaires, à savoir complet, en tant que tout, mais toujours pourvu d’un espace vide.
Magnifique part de néant dans lequel nos rêves se renouvellent.
Nos histoires s’écrivent et se complètent.
1 « Au dernier soir sur cette terre », Onze astres sur l’épilogue Andalou, Anthologie (1992-2005), Edition
bilingue, traduction par Elias Sanbar, Mahmoud Darwish, page 17