Un espace de partage et d’accueil, ma rencontre avec Bouchra.
Lorsque je me suis rendue à la Boite pour la première fois, je ne suis pas passée par la bonne porte.Je traverse un entrepôt.J’avance jusqu’à cette porte. Je l’ouvre et je suis aussitôt projetée dans un nouvel univers.
Bouchra surprise de me voir, m’accueille tout de même avec un grand sourire. Nous nous rencontrons.
Instantanément, elle fait de ce moment quelque chose d’unique. Nous partageons d’abord un rire puis une longue discussion sur La Boite, le groupe Kilani, Madame Kilani, la collection, l’œuvre de Yesmine Ben Khelil et son travail à elle, ici à La Boite.
Je me sens bien, je suis en joie. Je quitte l’exposition et Bouchra le cœur remplit d’une nouvelle expérience qui se voulait généreuse.
Je ressors attendrie.
Ce lieu est placé sous les signes du partage, de la rencontre et de l’interaction. La Boite est un espace de vie dédié à l’art. Memia Taktak, architecte à la genèse du projet explique : « On n’avait pas de connaissance des publics et de leurs sensibilités ; on voulait créer quelque chose pour déclencher la sensibilité de chacun, La Boîte était le contenant de ces projets ».
Fondée en 2007 sous la forme d’un « laboratoire d’expérimentation artistique » au sein d’une entreprise tunisienne, La Boîte se définit comme étant : « une structure de soutien, de médiation et de diffusion de l’art contemporain en Tunisie ». La Boite est donc un espace précieux de soutien aux artistes, en termes de moyens et de structure. Se situant en dehors du marché de l’art, a proprement parlé, bien que ces espaces privés conservent leurs propres biais et enjeux, Fatma Kilani y offre des conditions de productions favorables à un essor créatif.
Loin des espaces de pouvoir, des lieux patrimoniaux et des institutions officielles héritées de la colonisation, La Boîte est une entité privée au service des artistes et de leur création. Il y a donc également un parallèle très intéressant entre l’exposition et le lieu qui l’accueille, se voulant également être un espace capable de dépasser l’héritage coloniale, mais aussi de pallier le manque de soutien public aux artistes contemporains tunisiens.
La Boite est un lieu qui a participé à valoriser la création tunisienne à un moment où les artistes de cette scène n’étaient pas assez mis en valeur, faute de relais médiatique et manquant de soutien institutionnel. C’est donc le secteur privé qui a répondu face à l’absence de musée national d’art contemporain et de collections publiques. La Boite est donc symptomatique d’un échec et naît en réaction à celui-ci, ainsi que la frustration de ne pas voir éclore une scène artistique dynamique, faute de structure et non pas d’artistes intéressants à exposer. Bien évidemment, il ne faut pas oublier que cette situation que je qualifie de « symptomatique » est elle-même l’héritage dysfonctionnel de l’État colonial français, n’ayant créé que des musées scientifiques, archéologiques ou artisanaux lors de sa présence en Afrique du Nord.
La Boite est un projet dépassant sa première dimension de lieu d’exposition. Fatma Kilani voit en ce projet une façon de constituer de manière pérenne ce qui pourrait participer un jour à constituer ou venir enrichir une collection nationale. Au regard de sa mission scientifique, La Boite participe à revenir sur l’écriture d’une histoire de l’art tunisienne. En accueillant des gestes créatifs divers, sans jugement de valeur, La Boite préserve les artistes d’un isolement certain auquel ils auraient sans doute dû faire face sans la présence d’une structure capable d’accueillir librement toutes formes d’expressions artistiques. En accueillant des gestes créatifs aux multiples facettes, La Boite fait de son lieu clos, un espace ouvert vers l’extérieur. Elle n’accueille pas le monde, sinon les mondes qui nous entourent et nous façonnent en tant que regardeur.euse, artiste et visiteur.euse.
La Boite est également un lieu qui s’insère dans un réseau visant à valoriser et marquer l’importance de la création arabe et maghrébine. J’y ai apprécié l’importance redonnée à la notion de temporalité. Paul Ardenne en parle magnifiquement dans un texte (1) rédigé à l’occasion des 10 ans de la structure. La temporalité propre à l’Histoire de l’art maghrébin a aussi été malmenée par la colonisation, ce qui explique une temporalité du XXe siècle arabe dans laquelle, les temps qui la fonde sont inégaux et parfois incertains. Pour autant, les artistes arabes et magrébins manipulent avec beaucoup de dextérité et de poésie des temporalités diverses issues des événements politiques qui ont traversé les pays dans lesquelles ils ont grandi. Les temporalités du monde Arabe et du Maghreb ont splendides, qu’elles sont aussi celles des mythes, de la légende, celles de l’oralité et de l’imaginaire.
Le destin faisant son chemin, m’a amené à visiter la Boite lors de l’exposition : « New Flesh, la sensation du soir est profonde » portant elle-même sur un lieu, le musée de Dar El Hout. Ma réflexion étant guidée par l’envie de questionner les structures des lieux artistiques davantage que leur contenu, la mise en abîme était intéressante.
Le musée océanographique de Salammbô, situé à Carthage également connu sous le nom de « Dar El Hout » est symptomatique d’un lieu figé dans le passé colonial, n’ayant jamais su se renouveler, en raison d’une absence de politique culturelle nationale. En effet, Dar El Hout avait été construit sous la colonisation française en 1924. L’entreprise coloniale est celle de la domination systémique sur le plan militaire, politique, économique, mais aussi culturel. Durant la colonisation, la création d’un certain type de lieu muséal avait pour ambition de servir des fins militaires, dans une logique étant toujours celle de l’exploitation et de la domination. Construire un musée océanographique en bord de mer permettait à la France de développer sa maîtrise de l’océan dans la région afin de mieux l’exploiter.
L’œuvre de Yesmine Ben Khelil se construit sous la forme d’un monde parallèle, dans une réalité inversée. Elle permet de faire l’expérience d’un nouveau Dar El Hout extrait de son contexte colonial, sauvée de la sclérose dans laquelle le gouvernement tunisien a par la suite laissé périr l’institution. C’est dans une temporalité déréglée, par l’étrange et le fantasmagorique que l’artiste a partagé sa vision de Dar el Hout, bien plus colorée et poétique, plus vivante, tout à fait métamorphosée.
Le renversement s’effectue.
Le rapport de force aussi.
(1) La Boîte, un lieu d’art contemporain 10 ans d’expérimentation artistique au sein d’une entreprise en Tunisie (2007-2017), Paul Ardenne, Pierre-Noël Deneuil, La Muette Le Bord de l’eau, 2018, pages 151-154
Croquis, esquisses et dessins préparatoires présentés dans un espace uniquement dédié à l’exposition du processus créatif de l’artiste dans le cadre de son projet.
C’est l’artiste qui occupe le musée désormais, puis enfin le.la visiteur.euse. En superposant la scénographie du musée à celle de son œuvre, elle offre l’impression d’une véritable réalité non seulement retournée, mais aussi inversée offrant ainsi la possibilité d’un nouveau récit.
L’œuvre de Yasmine Ben Khelil a véritablement vocation à ouvrir une réflexion sur la notion de lieu, la façon dont un espace muséal, en l’occurrence évolue selon les temporalités. De quelle façon se réapproprier des lieux et temps de l’histoire passés, toujours existants dans le présent, mais ne renvoyant plus à la même réalité ? Comment investir ces friches culturelles laissées à l’abandon pour mieux les sublimer ?
Il est possible de faire en sorte que les lieux et leurs fantômes, cohabitent ensemble, se regardent en miroir et face l’état de leurs relations. La mythologie et l’imaginaire que Yasmine Ben Khelil convoque, offrent la possibilité de se repenser au-delà du réel que nous connaissons et qui a échoué à répondre à toutes ces problématiques. Grâce au geste créatif de l’artiste, Dar El Hout devient un seuil dans lequel se déroule une forme de discontinuité des mondes et de nos pensées afin que la métamorphose opère et offre la possibilité de sortir d’une impasse, celle où Dar El Hout ne serait que ce musée érodé par le temps. L’imaginaire que convoque l’artiste offre une certaine « organicité », propre au caractère de la rêverie et du mythe permettant de repenser l’histoire de ce lieu.