Une analyse entrecoupée de souvenirs d’une visite au Mosaic Rooms lors d’un court séjour à Londres (février-mars 2024).
J’en ai marre. Et non, je ne connais ni cet artiste, ni ce courant artistique, ni cette œuvre. Je n’ai pas du tout honte d’affirmer à haute voix que je ne sais pas. Je ne sais pas et c’est aussi simple que ça – basta. Ce système d’apprentissage basé sur l’humiliation des connaissances et sur une hiérarchie intellectuelle eurocentriste m’épuise – d’ailleurs, je suis loin d’être la seule. Je n’ai aucune envie de devenir une encyclopédie ambulante. Mais surtout à quelles fins ? Pour impressionner qui?
Toutes ces réflexions m’ont menée à réfléchir à l’avenir de l’éducation et à l’enseignement de l’histoire de l’art. Quel rôle jouent les institutions culturelles dans la réforme de l’éducation artistique? Peut-on espérer la transmission d’une histoire de l’art décoloniale, queer, féministe, inclusive et empathique? Bref, une éducation radicale.
The Mosaics Rooms: Apprendre et enseigner avec bienveillance
Ayant grandi à Montréal, au Canada, bien que j’ai été sensibilisée au concept d’éducation radicale, j’ai officiellement été introduite à cette pratique pour la première fois à The Mosaic Rooms à Londres, une organisation artistique et une librairie à but non lucratif qui se consacrent principalement au soutien et à la promotion de la culture contemporaine du monde arabe.
Pressée de découvrir ce lieu, j’entre par la porte principale complètement essoufflée et déboussolée. Des enfants gambadent d’un coin de la salle à l’autre, bricolant de petits chefs-d’œuvre avec du matériel laissé à leur disposition. Ils sont invités.es à participer en faisant des photocopies, du collage, à écrire ou même à partager un moment de lecture avec un.e ami.e. Au mur sont accrochées de jolies bannières colorées sur lesquelles on peut lire « I am my own sun » qui fait référence à une phrase célèbre du cinéaste et réalisateur sénégalais Ousmane Sembène :
« L’Europe n’est pas mon centre. L’Europe est une périphérie de l’Afrique. Si vous prenez la carte de l’Afrique, géographiquement vous pouvez y mettre l’Europe et l’Amérique et il nous restera encore de la place. Pourquoi voulez-vous ce tropisme? Pourquoi voulez-vous que je sois comme le tournesol qui tourne autour du soleil? Je suis moi-même le soleil. »(1)
De l’autre côté de la pièce se trouve un olivier de 125 ans dans un carré de terre. Des ouvrages importants de la littérature décoloniale, de la philosophie africaine et des politiques radicales encerclent l’arbre : Black Futures de Kimberly Drew et Jenna Wortham, African Meditations de Felwine Sarr, Continuing the Conversation d’Edward Said, The Interpreters de Wole Soyinka et bien plus encore. Je m’assois sur l’un des coussins entourant l’arbuste et fouille à travers la myriade de pépites littéraires. L’olivier prend donc la posture de professeur.e et moi d’élève. C’est à ce moment qu’une page de couverture rouge saillante capte mon attention : RADICAL EDUCATION WORK–BOOK.
Radical Education Work-Book: De la parole à l’action
Radical Education Work-Book est un manuel éducatif réalisé par le Radical Education Forum ainsi que des membres du collectif Ultra-red. Le Radical Education Forum est un groupe de personnes travaillant dans un large éventail de contextes éducatifs au Royaume-Uni qui se réunit tous les mois pour discuter de théories, techniques éducatives radicales et de questions contemporaines qui intéressent les personnes impliquées ou intéressées par l’éducation. D’un autre côté, Ultra-red est un collectif artistique et politique fondé en 1994 par deux militants de la lutte contre le sida. Basé initialement à Los Angeles, le collectif s’est développé au fil des ans et compte aujourd’hui des membres dans toute l’Amérique du Nord et en Europe (2). Mais quel est donc l’objectif de cet ouvrage?
Vues intérieures du Mosaic Rooms à Londres, février-mars 2024.
Vue rapprochée du livre Radical Education Work-Book.
En réfléchissant à l’élaboration de ce manuel, les auteurs.es affirment s’être retrouvés.es sans connaissance de l’histoire des différentes formes d’éducations radicales qui ont circulé au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde. Bien évidemment, cela est principalement dû à l’effacement systématique des questions au sujet de pédagogie radicale à l’intérieur même des établissements scolaires, mais également au sein des mouvements sociaux. Si les librairies radicales disposent de vastes sections d’analyse politique, elles ont rarement des sections sur l’organisation communautaire et l’éducation populaire. Publié en 2010, cet ouvrage était donc une tentative de remédier à ces diverses lacunes.
Le manuel est divisé en quatre chapitres: « remettre en question le curriculum imposé », « la collectivité », « l’auto-organisation » et « utiliser les pédagogies des oppressés.es » (Ibid). En effet, il est dangereux de considérer les écoles comme des lieux neutres, isolés d’instrumentalisation politique et de l’argumentation idéologique. Accepter un tel point de vue reviendrait à ignorer notre position dans la société, notre propre présence dans les établissements d’enseignement. Cela signifierait imposer des silences et ignorer toutes les luttes politiques et sociales qui ont rendu l’éducation plus accessible à tous les membres de la société. Ainsi, à travers les chapitres, l’ouvrage nous propose, par exemple, des réflexions et des exercices influencés par l’éducation anti-impérialiste, l’éducation citoyenne, l’éducation sexuelle, la collectivité, l’enseignement en forme de « cercle », l’éducation populaire durant la Guerre civile du Salvador, l’enseignement à travers l’image et la pédagogie corporelle. Mais un chapitre en particulier retient mon attention : L’École Moderne (Ibid).
Elise et Célestin Freinet étaient des éducateurs.rices communistes en France durant la première moitié du 20e siècle. Membre du Parti communiste français, Célestin Freinet a rompu avec le système éducatif traditionnel du parti pour développer de nouvelles pratiques d’apprentissage innovantes avec les enfants de la classe ouvrière dans les zones rurales. Si certaines des idées de Freinet sur « l’apprentissage par la pratique » font écho aux pédagogies de Piaget, Decroly, Montessori et d’autres, les enseignants.es de l’École Moderne ont commencé leur travail en s’engageant dans une pédagogie contre l’exploitation capitaliste et pour la libération des plus démunis.es (Ibid). L’élément central de chaque école Freinet était un centre d’impression dédié aux élèves. Les élèves apprenaient à lire et à écrire en rédigeant des articles pour des journaux étudiants basés sur leurs observations du monde. Pour Freinet, il était important que les élèves et les enseignants.es aient une relation très matérielle avec la langue et le vocabulaire. Cette relation permettait également de tisser des liens entre l’école et la communauté !
« Hi! Sorry to interrupt you ! »
Absorbée par ma découverte, j’aperçois l’assistante-curatrice du Mosaic Rooms marcher vers moi. Elle m’indique qu’Al Yamaniah, une communauté et une plateforme qui défend le travail créatif de jeunes femmes yéménites, célèbre la publication de la première édition de leur magazine artistique à l’étage.
« You should totally go and meet with them! »
Je prends alors mon courage à deux mains et me dirige vers l’escalier. Une fois arrivée, on m’offre rapidement de délicieux gâteaux et du thé, de quoi me nourrir le ventre et l’esprit. Je me laisse bercer par l’atmosphère de la salle: des personnes dégustent des grenades au sol, des manifestes habillent les murs, une marée de Keffiyeh occupe l’espace et des personnes rayonnantes échangent entre elles. Quelques minutes passent et on me présente l’éditrice en chef. En m’avançant vers elle, j’initie maladroitement une conversation. Sa passion est contagieuse. Elle m’explique que cette première édition du magazine est consacrée à Al Dar (la maison). Je souris. Via l’écriture et grâce à leur travail acharné, Al Yamaniah a réussi à créer une communauté chaleureuse et éclectique autour de l’art et la culture. Émue, je m’assois par terre à mon tour et me régale de biscuits Abu Walad parfumés à la crème à la vanille
Vue rapprochée de la soirée de lancement de la première édition du magazine de la plateforme
Al-Yamaniah.
« Art in Progress »: Une exposition hors du commun
En revenant de ce court séjour à Londres, je ne pouvais m’empêcher de penser au pouvoir de la jeunesse dans la sphère culturelle. Mais quel est l’impact de la jeunesse dans l’espace muséal? Et si on confiait un musée à des jeunes?
En faisant des recherches, je découvre l’exposition « Anything Goes », une expérience muséologique et éducative mise en place par la directrice du musée national de Varsovie, Agnieszka Morawińska, dans laquelle les enfants sont les commissaires de l’exposition temporaire principale dans le bâtiment du musée à Varsovie. Un groupe de 69 enfants âgés entre 6 à 14 ans a été divisé en six équipes de conservateurs.rices. Pendant six mois, les participants.es ont découvert le musée et travaillé sur l’exposition au cours de réunions hebdomadaires. Les équipes de commissaires ont préparé la scénographie et sélectionné près de 300 œuvres à exposer (3). Ils ont également fourni des idées pour les présentations multimédias et la conception de l’exposition, conçu des brochures éducatives, enregistré des audioguides, préparé des sous-titres et sélectionné des œuvres à utiliser à des fins promotionnelles. Le résultat : Plusieurs objets ont été trouvés et sortis des réserves du musée. La confrontation d’œuvres d’époques provenant de divers pays illustre les centres d’intérêt et les préférences des enfants, ainsi que le rôle qu’une exposition idéale devrait remplir à leurs yeux. Les enfants souhaitaient que la visite au musée soit une aventure passionnante qui nécessite l’implication du public. Par le choix des œuvres, leur présentation et les éléments multimédias interactifs, ils désiraient non seulement raconter des histoires, mais surtout susciter des émotions, « insuffler leur passion » aux visiteurs.euses et les inviter à se prêter au jeu (Ibid).
Quelques commissaires de l’exposition « Anything Goes ». Crédits photo : Musée national de Varsovie.
Depuis des décennies, les muséologues appellent à une nouvelle « muséologie critique » qui inclurait davantage les communautés marginalisées et proposerait des expositions aux sujets variés, mais les enfants ont été largement ignorés dans ces efforts (4). Or, cette exposition contribuait à la démocratisation des pratiques muséales et curatoriales en renversant la vision infériorisante que l’on pouvait avoir des enfants en se concentrant plutôt sur leurs capacités de production culturelle, d’interprétation critique et d’innovation curatoriale.
Enfin, plusieurs rêvent d’un retour à l’enfance, mais s’écroulent devant le regard des autres. Je ne raconte rien de nouveau. Mais quel est donc le super-pouvoir de l’enfance? La réponse me paraît simple: c’est le courage de ne pas savoir. « Je ne sais pas » est une phrase souvent employée à l’école par les élèves, méprisée par les enseignants.es en l’associant faussement à la paresse. En réalité, affirmer « ne pas savoir » est une libération de toutes contraintes et de jugements, mais surtout, un appel à l’espoir, l’ouverture d’esprit, la collectivité, l’innovation et à l’apprentissage. Nous rêvons tous.tes secrètement avoir le courage d’un.e enfant, le courage d’être radical sans même le savoir.
« Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même, Ils viennent à travers vous mais non de vous. Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées, Car ils ont leurs propres pensées. Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes, Car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves. Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux, mais ne tentez pas de les faire comme vous. Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s’attarde avec hier. Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés. » (5)
– Khalil Gibran
SANDRINE FRAGASSO
(1) Interview de Ousmane Sembène, extrait du film Caméra d’Afrique, 1983 par Férid Boughedir
(2) Radical Education Forum, Ultra-Red, Radical Education Work-Book. Undercommoning, 2012. https://undercommoning.org/wp-content/uploads/2015/06/ref-workbook.pdf.
(3) The National Museum in Warsaw, «The “Anything Goes” Museum. Exhibition curated by children 28 February – 8 May 2016 », Temporary exhibitions https://www.mnw.art.pl/en/temporary-exhibitions/the-anything-goes-museum-exhibition-curated-by-children,18.html
(4) Patterson, M. (2021). Toward a Critical Children’s Museology: The Anything Goes Exhibition at the National Museum in Warsaw. Museum and Society, 19(3), 330-350. doi: https://doi.org/10.29311/mas.v19i3.3393
(5) Gibran, K., Le Prophète. J’AI LU, 2007.
–
Site officiel de la plateforme Al-Yamaniah:https://alyamaniah.wixsite.com/al-yamaniah
Site officiel de The Mosaic Rooms: https://mosaicrooms.org/