Nous habitons le nord de la Palestine, à Kfr Kana.¹
Nous sommes des arabes de 48 comme les avertis nous appellent,
Des « arabes-israéliens » pour les colons,
Des Palestiniens historiques.
Nous, que personne ne connaît.
Ceux qui ont pu ne pas quitter leurs terres en 1948, ceux qui ont des papiers israéliens, ceux que la langue maternelle trahit.
Ceux qui vivent dans le racisme, qui sont élevés dans la peur, dans l’omerta.
Ceux qui se font renvoyer de leur travail ou de leur université s’ils osent prononcer le mot de Palestine, mais aussi ceux qui ont souvent une situation bien meilleure que les habitants de Cisjordanie ou les gazaouis.
Ceux qui peuvent aller du désert de Jéricho jusqu’à la mer de Haïfa, mais ceux qui ne peuvent pas aller à Beyrouth.
On vit dans le « dakhel », ça veut dire « à l’intérieur ». Nous avons un passeport bleu, israélien, mais nous sommes Palestiniens. Les autorités le savent, à notre visage, notre accent, notre nom et même à notre numéro de carte d’identité. Ici, il est difficile d’exister trop fort, il faut se faufiler en silence pour espérer mener une vie normale.
Nous habitons le nord de la Palestine, à Kfr Kana.¹
Nous sommes des arabes de 48 comme les avertis nous appellent,
Des « arabes-israéliens » pour les colons,
Des Palestiniens historiques.
Nous, que personne ne connaît.
Ceux qui ont pu ne pas quitter leurs terres en 1948, ceux qui ont des papiers israéliens, ceux que la langue maternelle trahit.
Ceux qui vivent dans le racisme, qui sont élevés dans la peur, dans l’omerta.
Ceux qui se font renvoyer de leur travail ou de leur université s’ils osent prononcer le mot de Palestine, mais aussi ceux qui ont souvent une situation bien meilleure que les habitants de Cisjordanie ou les gazaouis.
Ceux qui peuvent aller du désert de Jéricho jusqu’à la mer de Haïfa, mais ceux qui ne peuvent pas aller à Beyrouth.
On vit dans le « dakhel », ça veut dire « à l’intérieur ». Nous avons un passeport bleu, israélien, mais nous sommes Palestiniens. Les autorités le savent, à notre visage, notre accent, notre nom et même à notre numéro de carte d’identité. Ici, il est difficile d’exister trop fort, il faut se faufiler en silence pour espérer mener une vie normale.
Loay a 29 ans. C’est mon cousin, il est censé se marier dans 3 semaines. Avec ma famille, nous glissons les invitations de mariage dans leurs enveloppes pour les distribuer en main propre ; à Nazareth, Haïfa, Tarshiha, al Rami.
La famille organise ce mariage depuis plusieurs mois. Les préparatifs se font sans que l’on sache si nous pourrons célébrer leur union. J’ai honte de leur demander comment ils vont, cette question n’a plus de sens ici. Tout le monde est fatigué mais personne ne se plaint vraiment, on continue comme si de rien était. On entend le bruit des avions israéliens qui rôdent le soir. On voit ce qui se passe à Beyrouth, à Gaza à la télévision. Je crois ne jamais avoir été confrontée à un sentiment d’impuissance aussi marqué.
On ne sait plus si on a le droit ni l’envie de vivre,
On ne sait plus si on a le droit ni l’envie d’être heureux,
Parce que nous avons conscience de ces vies qui coexistent avec les nôtres,
Parce que nous avons conscience de ces morts qui coexistent avec nos vies.
Nous baignons ainsi dans un désordre émotionnel,
Les antipodes nous écartèlent,
Et les épines gardées dans nos cœurs ne cessent de nous écorcher.
Nous ne pouvons pas mourir avec eux là-bas, doit-on pour autant se permettre de vivre ici ?
Nous marchons sur la même terre, sans habiter la même vie.
Le tronc des consciences se voit alors dépouillé de toute félicité,
Et nous espérons que Dieu entendra nos implorations,
Qu’il gardera les rires vivants et les larmes sèches.
Le mardi 6 août, nous écoutons religieusement le discours de Narsallah à la suite de l’assassinat du chef du Hamas, Ismail Haniyeh. « L’attente est une partie de la punition, de la riposte et de la bataille qui est aussi psychologique »². Il a raison. Vivre dans l’attente, c’est insupportable, les gens en arrivent à dire « qu’ils frappent et qu’on en finisse ! ».
Nous développons un visage schizophrénique, en espérant la fin de cette administration coloniale et craignant pour la vie de ceux que l’on aime.
Nous voulons la fin de cette situation,
Mais en réalité,
Cette situation c’est un peu nous, malgré nous.
Nous sommes dans une fiction, dans une dystopie où nous voyons en direct à la télévision les menaces arriver. En même temps, on a terriblement envie que l’administration israélienne s’épuise et disparaisse, mais on a peur des représailles, on a peur pour le Liban.
La folie se glisse sur le plan du réel.
De toute façon on ne peut rien faire, rien dire.
Ici, nos lèvres sont cousues,
Ici, la colère est un luxe que l’on ne peut s’offrir.
Alors on se range sagement, et on bouillonne intérieurement.
Dans cette attente, des discours incongrus et surréalistes se prononcent. Ma cousine me dit « Qu’ils frappent dans les deux prochains jours, mais pas après : il faut que nous distribuions les invitations pour le mariage !» – ici les réalités personnelles et collectives s’imbriquent de façon presque malsaine, avec en arrière-plan le son et les images diffusées par Al-Jazeera et Al-Mayadeen qui tournent en boucle, encore et encore.
A l’aube du mois d’août, ma tante a amené énormément de bouteilles d’eau. « C’est pour quoi ? » lui demande sa fille « Le Mariage, ou la guerre ! » lui a-t-elle répondu.
Nous avons ris,
Et nous avons continué, comme si de rien n’était.
Le 12 août, à Tarshiha, je vais voir mon grand-oncle Shoqe et sa fille, Sohad. Elle est avocate. Elle me dit que tous les artistes ici la contactent pour savoir s’ils peuvent parler, partager, s’ils seront poursuivis en justice.
Ici la censure est partout,
Les sources de violence sont multiples.
Ici nous craignons pour nous,
Pour le Liban,
Pour la Cisjordanie,
Pour Gaza,
Ici, tout nous échappe,
Ici, nous avons peur de demain.
Le 15 août, je pars à Jérusalem.
Dans le train, une petite fille arabe dort sur les genoux de sa mère, tandis qu’un soldat israélien tient son arme, a moins d’un mètre d’elle. Il est jeune, il doit avoir mon âge.
On vit avec ceux qui tuent les nôtres.
Mais on continue, comme si de rien n’était.
Jérusalem est vide, je ne l’ai jamais vue aussi nue et déserte.
L’église du Saint-Sépulcre semble presque abandonnée. Dans l’édicule abritant la tombe du Christ, une représentation byzantine de la Vierge Marie. Je pouvais entendre sa souffrance et ses pleurs, j’avais envie de lui demander pardon.
Mais j’ai continué, comme si de rien n’était.
Vendredi 16 août, ma cousine regarde les informations et me dit à propos des tunnels du Hezbollah : « Regarde, ils ont découvert des tunnels, c’est comme ça qu’on va mourir ! » – en réalité les tunnels mortifères, ce sont ceux qui sont creusés, un peu plus chaque jour, dans nos cœurs et nos cerveaux.
En réalité, c’est cette double vie qui creuse notre tombe, un peu plus, chaque jour.
Dans chaque maison il y a une « Pièce-Bunker », au cas où il y aurait des missiles.
Ces pièces sont minuscules, je crois qu’elles ne protègent pas vraiment.
J’y suis déjà allée, en 2006. J’avais 3 ans, et n’en garde absolument aucun souvenir, je sais juste que je « jouais à la guerre ».
Le 24 août, mon cousin et sa femme ont célébré leur union.
La nuit du 25 août, ils l’ont passé dans cette fameuse pièce-bunker, en raison des tirs entre Israël et le Hezbollah.
Mais ils ont, eux aussi, continué comme si de rien n’était.
Le mercredi 21 août, nous avons vu un homme cagoulé passer dans notre rue sur une moto. Ma tante me dit « attend un peu, tu vas entendre un tir ». Nous avons entendu un son dévorant et nous sommes rentrées à l’intérieur. Quelques heures plus tard, le journal annonçait un blessé dans notre ville.
Une semaine plus tard, deux familles se sont tirées dessus lors d’un règlement de compte.
Mais nous avons continué, comme si de rien était.
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