Lorsque Amal devient ALMA
L’artiste Zeineb Henchiri incarne le personnage d’Amal. Personnage sans histoire, sans passé. Nous ne savons rien d’elle. L’exposition vidéo intitulée « Shadow », se situe dans un espace plongé dans la pénombre. Naviguant d’un écran à un autre, le.la spectateur.rice pénètre non pas dans un lieu, mais dans l’espace psychique du personnage apparaissant sur les écrans.
Nous devenons l’être inquisiteur parasitant son cerveau, intrusifs.ves nous sommes là sans qu’elle ne le sache. Durant ces films, nous observons la métamorphose d’Amal qui deviendra ALMA.
Zeineb Henchiri souhaite que le.la regardeur.euse entre dans l’histoire de son personnage crée ex nihilo. Il n’existe que pour ce qu’il est et souhaite devenir.
L’atmosphère est pesante, l’inquiétude monte en moi. Je ne me sens pas à l’aise plongée dans le noir. Une forme d’angoisse se crée au fur et à mesure que je traverse les salles. Je fais véritablement l’expérience d’Amal. Je l’accompagne dans ce processus de transformation.
Les films sont chronologiques. Tout d’abord, nous rencontrons Amal et ce qui la caractérise, à savoir : des éléments de son quotidien, ce qu’il y a dans sa trousse de maquillage, ce qu’elle fait dans sa chambre et ce qu’il y a dedans. Mais qu’est-ce que cela signifie que d’avoir sa chambre à soi, quand ce même lieu devient celui de l’enfermement et de l’aliénation ?
L’esthétique des films est très proche des références appartenant à ma génération, de jeunes ayant aujourd’hui entre 18 et 25 ans. Je m’y retrouve dans cette chambre. Amal semble être une adolescente enfermée dans son espace, son monde, ses pensées, ses angoisses. Le langage employé par l’artiste est proche de celui du jeu vidéo. Amal est un personnage qu’elle incarne dans sa mutation en avatar sous le nom d’ALMA. Avec elle, le.la visiteur.euse embarque dans les méandres de sa psyché.
Amal vit une crise existentielle. Elle est en proie à autre chose, autre chose qu’elle. Elle subit les standards que la société lui impose. À la recherche d’un idéal, du corps parfait, du visage parfait, d’une intelligence et productivité défiant toute concurrence. Amal est à la recherche d’un être humain qui n’existe pas. Alors elle se reprogramme sur le mode d’un personnage de jeu vidéo.
En proie à une forme d’hyper performativité, le personnage d’Amal est une métaphore. Elle est un outil critique, montrant à quel point la temporalité dans laquelle s’inscrit nos sociétés est effrénée et nous rend, nous autres mortels, déjà perdants.es avant le début de cette que course que devient la vie. La formation en psychologie de l’artiste est très présente dans sa manière de penser l’espace d’exposition, sur le mode d’un espace mental virtuel, plongeant le.la joueur.euse ou le.la regardeur.euse directement dans la psyché du personnage.
Amal au fond, c’est nous.
Tous un peu victimes de temps à autre, des travers du consumérisme, de nos modes de vie liés au capitalisme amenant à la surconsommation, sur production et sur-ménagement. L’artiste critique en creux les conséquences néfastes de nos sociétés post-modernes, tombées et restées bloquées derrière l’écran cathodique qui nous renferme dans nos angoisses contemporaines.
Comme plongée dans un flux de conscience, les pensées d’Amal nous envahissent lors de sa mutation.Ce rite initiatique est douloureux et violent. Amal souffre à chaque niveau. Bloqué.e de part et d’autre entre les écrans, le.la spectateur.rice est lui.elle aussi comme pris au piège. Nous n’existons plus dans le réel, mais comme Amal, nous nous téléportons dans un espace virtuel.
ALMA est née.
ALMA au fond c’est une version aseptisée de la vie, sans aspérité, sans imperfection aucune. Productive, pourvue d’une intelligence artificielle, ALMA défie tous les cerveaux.
Mais ALMA, pleures-tu parfois ?
As-tu le goût de la nostalgie ?
Connais-tu la frustration d’un bouton qui apparait avant un premier date ?
Ressens-tu le soleil sur ta peau ?
As-tu conservé en mémoire le gout du pain trempé dans l’huile d’olive ?
Sais-tu qu’aimer, ça fait mal ?
ALMA, dis-moi est-ce que tu peux écrire des poèmes et prendre le temps de ne rien faire,
Connais-tu l’ennui ?
ALMA est-ce que tu es quelqu’un, sinon une version sans goût d’un idéal que je ne veux plus atteindre, que je ne veux plus incarner ?
ALMA, c’est la version surhumaine de ce qu’on voudrait devenir, mais qui nous donne aussi l’impression d’être en pleine dystopie, en pleine dictature dans un lieu où les corps n’ont pas le droit d’être moches et disgracieux, où nous n’avons pas le droit de ne pas tout savoir et d’être lents.es parfois.
ALMA ce n’est pas un idéal. C’est un leurre. Un fantasme que l’on projette. N’oublions donc jamais qu’ALMA n’existe que pour nous rappeler qu’il est précieux de ne pas tout savoir, d’avoir une carte d’abonnement à la salle de sport qui n’a jamais servi, d’avoir une ride au niveau du sourire, un écart entre les dents, des cheveux rebelles, de la cellulite, un appart mal rangé et des idées en désordres.
À travers le personnage d’Amal et son avatar ALMA, l’artiste crée des entités capables d’ouvrir des espaces de réflexions philosophiques très importants tels que la conscience de soi, la perception que l’on a de notre corps et des autres. Il est également question de projection et de conscientisation de son propre corps, littéralement de son être.
La notion de persona autour de laquelle travaille l’artiste possède assez de plasticité pour aborder de nombreuses problématiques gravitant autour de la notion d’identité et de construction de soi. Il me semble que cet espace d’exposition plongé dans la pénombre permet au. à la spectateur.rice de s’oublier, de laisser disparaitre son propre corps pour devenir successivement Amal puis ALMA. À la fin de ce chemin initiatique, nous avons pris le temps d’oublier dans le noir complet l’imperfection de notre corps et nos propres difficultés.
De retour à la lumière, le soleil djerbien nous sauve.
Cette exposition fonctionne comme la caverne de Platon. Une fois le soleil du jour apparu, je souhaite à Amal d’éveiller sa conscience à un nouvel idéal celui de l’incomplétude, du mystère et de l’imperfection.
Ode à l’amour et appel d’aide à l’humanité.
Zeineb Henchiri crée des personnages pour nous rappeler que nous autres humains, dans le réel avons besoin de l’autre et des autres.
Chers membres de notre grande famille humaine,
Faisons attention à s’aimer, afin de ne jamais rester seuls dans nos solitudes et de s’épanouir ensemble dans nos imperfections.