MOHAMED BOUROUISSA - POUR UNE POÉTIQUE DES COMMUNS

Récit de visite de l’exposition rétrospective Signal au Palais de Tokyo (16 février 2024 – 30 juin 2024)
Mohamed Bourouissa, c’est mon grand. Avoir un grand, c’est avoir quelqu’un sur qui tu peux compter, que tu peux appeler en cas de problème. Cependant, vos rapports dépassent largement le simple échange de bons procédés. Le grand est un repère. Vous ne partagez pas le même sang, parfois même pas grand chose d’autre que le fait d’avoir grandi dans le même quartier. Mais votre relation s’est tout simplement construite sur une forme de bienveillance pure, faite d’échanges et de transmissions. Elle permet de se confier, de demander conseil et de veiller sur l’autre, dans un rapport d’intimité et d’amitié profonde, transgénérationnel. Parce qu’au fond, le grand est un modèle. Tu l’admires un peu, tu l’écoutes attentivement, tu voudrais faire comme lui. 
Dans l’espace de l’art contemporain, Mohamed Bourouissa a été et reste mon grand. Il a mis en images mes colères, transformé en beauté mes doutes, mes peurs. Il combat ses démons, nos démons par l’art. Déjà au LAM, il restait stoïque face à la mygale grimpant le long de son cou, menaçante. Il montre qu’il fait front, qu’il n’a pas peur. De la même manière, il n’a pas peur de représenter la violence policière ou les conditions de vie en prison. En cela il résiste. Il s’empêche de tomber dans cette colère qui nous envahit tous.tes. A la place, il contre-attaque, en utilisant ce seum comme matière première.  
En effet, le Seum (2023), déjà introduit sous forme d’installation au LAM, occupe désormais  l’affiche en majesté au Palais de Tokyo. On y voit le bas du visage d’un homme, sa langue repliée entre ses dents. Ce geste, familier pour certain.e.s, est l’expression du seum. Il exprime une colère si grande qu’elle a du mal à être refoulée. Le cri se contient, les dents se serrent. D’ailleurs, avant même d’entrer dans l’espace d’exposition, le texte rédigé par Hugo Vitrani l’annonce : «Mohamed Bourouissa travaille à partir d’expériences intimes et collectives qu’il puise dans les racines de l’amertume seum, en arabe. ». Mohamed Bourouissa assume que ce seum, celui des immigrés, des marginalisés, des exilés, celui de l’injustice, est son moteur. Mais c’est ici qu’il joue son rôle de grand, en nous montrant comment ce sentiment, aussi négatif qu’il soit, peut devenir acte créatif.  Il y a de quoi être amer, mais tout est embelli. Il crée alors de nouveaux possibles, des issues. L’art et la fiction deviennent alors des formes de justices alternatives. Dans l’œuvre de Mohamed Bourouissa, l’esthétique n’est finalement qu’un moyen au service du politique. 
De son exposition du LAM à celle du Palais de Tokyo, on entend cette riposte qu’il prépare. Pas une riposte violente, bien au contraire, une riposte tout en art. Dès que l’on entre dans l’espace courbe de la grande verrière du Palais de Tokyo, les œuvres nous surplombent et s’imposent dans tout l’espace. Posées sur le sol, accrochées en hauteur, elles en prennent même possession par le son. Voilà sa contre-attaque. Mohamed Bourouissa investit les lieux, et c’est lui qui choisit la musique. L’exposition rétrospective du Palais de Tokyo est construite sous forme de tracklist curatoriale. De Nous sommes Halles à Hara, on se pose dans l’univers de l’artiste, on ferme les yeux, on penche la tête en arrière et on écoute.  
Mohamed Bourouissa, Signal, Palais de Tokyo - récit de visite

Affiche de la rétrospective SIGNAL de Mohamed Bourouissa au Palais de Tokyo, 16 février 2024 – 30 juin 2024

Le parcours débute par un work in progress très représentatif de la pratique de l’artiste.  L’histoire de cette oeuvre débute en 2008, alors que Bourouissa visite pour la première fois l’hôpital psychiatrique où travaille sa tante, dans sa ville natale, à Blida, en Algérie. Il saisit tout de suite le poids de ce lieu, dirigé pendant la guerre d’Algérie par le psychiatre, penseur et militant Frantz Fanon. Il y rencontre Bourlem Mohamed, un patient qui y vit depuis plusieurs dizaines d’années, victime des voix qui hantent son esprit depuis la guerre. Au détour de conversations, il lui évoque la résilience des plantes, capables de se rétablir et revenir à leur état d’origine, même après que leur écosystème ait été perturbé ou menacé. Cet échange constituera le point de départ de plusieurs versions d’une œuvre autour de l’hôpital psychiatrique de Blida, de la théorie postcoloniale de Fanon, des traumatismes, du récit de vie de Bourlem, de la guerre d’Algérie, du soin et des plantes. De Resilience Garden (2018) à Brutal Familiy Roots (2024), ce n’est plus la forme de l’œuvre qui importe mais bien la réflexion et le combat qu’elle porte. 

Resilience Garden, 2018, outside installation for the 10th Liverpool Biennal, mixed media, variable sizes © Mohamed Bourouissa ADAGP

Pas le temps pour les regrets, 2018, installation: wooden structure and video color and sound, variable sizes © Mohamed Bourouissa ADAGP

Exhibition view of Brutal Family Roots at 22nd Biennal of Sydney, Cockatoo Island, Sydney (AU), 2020 © Mohamed Bourouissa ADAGP. Photographs: Jessica Maure

Certains diront que son œuvre est disparate, insaisissable. Il passe agilement de la caméra de l’appareil photo, à celle du bigo, des sculptures de carrosserie de voiture à l’imprimante 3D. Mais loin d’être un signe d’ incohérence, je pense au contraire que cette flexibilité est inhérente à son travail. De cette façon, il parvient à saisir toutes les identités sociales avec lesquelles il dialogue. Finalement, ce qui constitue réellement le geste artistique de Bourouissa, c’est le mouvement en lui-même, celui qui le fait aller au contact des histoires et des vécus marginalisés –  tous sans exception, des passants des Halles (Nous sommes Halles, 2003-2005) aux cowboys de Fletcher Street (Broken Arm, 2014)
A travers ses œuvres, il célèbre et honore des vécus restés trop longtemps silencieux et silencés. Il les expose en grand format, en haute définition ou en hauteur, surplombant le spectateur. Il crée ainsi des sortes de contre-icônes contemporaines. Mohamed Bourouissa monumentalise les histoires de nos banlieues, habituellement invisibilisées, dégradées, piétinées et même plaquées au sol.  Dans Généalogie de la violence (2023), il offre une représentation de ces récits dans toute leur portée, les explorant jusque dans leur plus profonde intériorité, dans l’inconscient des individus. Sur l’immense mur de l’une des salles du Palais de Tokyo, il projette le récit d’un contrôle de police qui s’invite à un date. La caméra filme au départ la scène dans son ensemble, puis cadre seulement les visages des protagonistes. Elle glisse progressivement dans leurs pensées, jusque dans leurs rêves. Mohamed Bourouissa abolit ainsi la frontière entre les mondes, fait coexister l’intérieur et l’extérieur.
Né à Blida, en Algérie, mais ayant grandi en banlieue parisienne, il a habité et vécu  cette périphérie. Alors, il lui redonne une place de choix, centrale. Dans All-In, avec la finesse d’une image très haute définition et au rythme du morceau «Foetus», il fait frapper le profil de Booba sur des pièces de monnaie. Il rééquilibre les rapports de pouvoir en plaçant au centre de ce symbole de richesse le Duc du rap français : Albert II, prince de Monaco, pourtant le visage de millions de pièces de 2 euros ne remplira jamais un stade de France, Booba si. Cette manière de presque déifier les personnalités d’une culture dite populaire agit comme renversement de l’iconographie, de l’Histoire et des références culturelles communément admises. Ainsi, dans le musée du Louvre de Bourouissa, les délicates caresses de Psyché ranimée par le baiser de l’amour, sculptées par Canova, sont remplacées par les moulages brillants et bruts de gestes violents, de policiers au cours d’interpellations. Mohamed Bourouissa les élève en sculptures – manière de redonner une forme de dignité à tous.tes celle.ux qui ont été victimes de ces fouilles arbitraires et humiliantes. De cette façon, il archive des gestes qui veulent être effacés, dissimulés ou niés. Encore une fois, ici, la justice de l’artiste fait œuvre. 
All in

All in, 2012, video color and sound, 4’54’’ © Mohamed Bourouissa ADAGP 

Série Pierrot, Alix de la Chapelle, Nicolas Havez, Mehdi Anede, Idriss, Pauline Deschamps, 2023, Fonte d’aluminium Courtesy de l’artiste et de Mennour, Vue d’exposition, Mohamed Bourouissa, SIGNAL, Palais de Tokyo,16.02.2024 – 30.06.2024. Crédit photo Aurélien Mole. © ADAGP, Paris, 2024

Mohamed Bourouissa prend le contre pied des régimes de visibilité et explore l’invisible. Ce travail sur ce qui n’est habituellement pas vu l’oblige à inventer de nouveaux gestes, à dépasser les modalités de monstration traditionnelles. Au delà de représenter, Mohamed Bourouissa inclut. Il refuse de penser l(es) invisible(s) comme tel. Je reprendrais ici la sublime expression qu’emploie Olivier Marboeuf pour penser le travail de Bourouissa : dans ces œuvres « Les lieux qui n’existent pas existent »(1) . En effet, Mohamed Bourouissa est l’alchimiste qui rend possible cet oxymore. C’est alors davantage la fiction que la seule création qui agit dans son œuvre. Face à une histoire non archivée, à des futurs empêchés, il offre la possibilité de s’inventer des espaces, s’inventer des possibles. En cela, le pouvoir de la fiction est désormais bien connu : face aux traumatismes et aux récits biaisés de l’histoire coloniale, elle agit comme « fabulation critique » (2). Au sein du collectif Hawaf, il met cette fiction à l’œuvre en créant le Sahab Museum (3). Ils conçoivent ensemble un musée qui n’existe pas encore, un musée pour Gaza, dans le seul espace viable où il peut pour l’instant rester érigé : les nuages. La douce voix de Hiam Abbas nous conte sa genèse. On peut même contribuer à ce musée virtuel en créant sa propre affiche du Sahab Museum. La fiction ne reste donc pas à l’état d’idéal, elle est effective, elle agit résolument. Ainsi, à travers les histoires qu’il façonne, Mohamed Bourouissa reconstruit des lieux, des communautés.
Il les fait exister au sein de ses œuvres. Il n’en fait pas ses sujets, il les rend acteurs. La dimension sociale que l’on attribue souvent à son œuvre semble alors être un qualificatif nettement insuffisant. Il le dit lui-même, sur son site, il réalise des « projets » – avec les guetteurs de Marseille (HARA!!!!!!hAAARAAAAA!!!!!hHARAAA!!!, 2020-2021), les patients de l’hôpital de Blida (The Whispering of ghost, 2018-2020), les demandeurs d’emplois (L’Utopie d’August Sander, 2012). Il ne reste jamais en surface et, toujours, fait corps avec les histoires qu’il rencontre et raconte. De cette manière, il dépasse la posture stéréotypée de l’artiste et son modèle et redéfinit ce regard surplombant intégré à ce topos de l’Histoire de l’art.  Au contraire, il déplace la question de l’image pour la recentrer sur le vivant. Il crée ses œuvres avec et pour les gens. Il les compose dans la proximité, dans une certaine pratique de l’hospitalité. Le spectateur lui-même est inclus dans son œuvre, invité à déambuler dans l’espace d’exposition au milieu des structures blanches en bois du jardin de Blida – à s’y balader, s’y asseoir le temps d’un instant. De la même façon, il partage généreusement l’espace du Palais de Tokyo et fait dialoguer ses œuvres avec celles de Neïla Czermak Ichti, Abdelmajid Mehdi, Ibrahim Meïté Sikely, et Christelle Oyiri. A travers son art, Mohamed Bourouissa fait communauté. 

 Vue d’exposition, Mohamed Bourouissa, SIGNAL, Palais de Tokyo,16.02.2024 – 30.06.2024. Crédit photo Aurélien Mole. © ADAGP, Paris, 2024 

La fameuse affiche du Palais de Tokyo – selon moi, l’une des meilleures jamais pensée – nous l’avait déjà chuchoté au creux de l’oreille, avant même qu’on ne rentre dans l’espace d’exposition. Elle nous avait déjà mis sur la voie. A travers cette image, il met en place un procédé méta-visuel qui illustre déjà cet art du commun. Il fait référence à un geste, qui lui-même fait référence au seum. Une cascade de ref, que tout le monde n’a pas, mais qui fait « signal » pour celle.ux qui les captent. 

 

Néanmoins, cet art en communauté que Mohamed Bourouissa parvient à construire ne peut être réduit au simple fait de valoriser une histoire commune. Il le développe comme une véritable méthode, en fait un procédé artistique. De cette façon, il réussit lui aussi à retourner le stigmate. Il définit la communauté au-delà de l’acception péjorative qu’on lui a attribuée au fil du temps. Une vision occidentale et universaliste a associé à la notion de communauté ce « -aire » qui accuse, ce -rrrrr qui apparaît d’emblée menaçant et agressif. Alors même que, pour tous.tes celle.ux qui vivent en minorité, à la marge d’un système dominant, elle constitue un espace d’accomplissement et d’émancipation, nécessaire à leur survie. Pour reprendre les mots de Silvia Federici, je ne sais pas si Mohamed Bourouissa ré-enchante le monde (4) – puisque qu’à travers ses œuvres, il ne manque pas d’établir une archéologie des violences postcoloniales. Mais ce qui est certain, c’est qu’il poétise notre monde et met à l’œuvre cette « politique des communs » (5) qu’elle définit. Ces communautés agissent à la fois comme des espaces de transmission, des lieux de production alternatifs, des contre-pouvoirs. Les œuvres de Mohamed Bourouissa participent à redéfinir le concept, lui faire retrouver son sens premier. Il ne l’envisage pas dans la théorie mais dans la pratique. Non plus péjorative, la communauté est envisagée de manière positive, politique et artistique. Une politique du commun à travers une poétique des communs. 

 

LÉNA KEMICHE

    1. Olivier Marboeuf, «Les lieux qui n’existent pas existent : regards ingouvernables dans l’oeuvre de Mohamed Bourouissa», in Mohamed Bourouissa – LaM/Palais de Tokyo, Dilecta, 2023
    2. Saidiya Hartman, Venus in Two Acts, Cassandra Press, 2021
    3. https://sahabmuseum.community/
    4. Silvia Federici, Réenchanter le monde : le féminisme et la politique des communs, Entremondes, 2022
    5. Ibid

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