NIVEAU 0

« A présent, il faut reconstruire l’histoire. 

L’histoire est en miettes.
Doucement 

Consoler chaque morceau 

Doucement 

Guérir chaque souvenir 

Doucement 

Bercer chaque image »(1) 

NIVEAU 0

Niveau 0, c’est la perte du sujet. 

La perte du corps. 

C’est l’anonymisation et l’oubli. 

Niveau 0, c’est celui de l’humiliation et de la violence. 

Alors on s’élève, dans le récit et dans l’espoir. 

Dans l’attente d’une explication. 

Le travail de Joyce Joumaa est de ceux parmi lesquels on trouve des explications. On y trouve aussi l’espoir. Il est de ceux parmi lesquels les histoires se racontent avec force et dignité. Lors de ma visite de la Biennale de Venise, son installation multimédia intitulée Memory Contours m’a particulièrement touchée. Elle se trouve dans une salle collée à la boutique souvenir, bruyante, colorée, elle indique la fin de l’exposition. Pourtant, notre attention est capturée par une chorégraphie de mains, aux mouvements lents, précis puis instables, traçant des formes géométriques.

L’œuvre de Joyce Joumaa est marquée par son expérience diasporique, ayant grandi à Beyrouth puis immigré à Montréal, son œuvre engage avec des questions historiques et sociales. Elle se concentre sur la notion de micro-histoire, son travail revêtant un caractère politique fort. Le film est un moyen pour elle d’investir les structures sociales passées afin de mieux comprendre celles du présent dans la société libanaise. Elle cherche à montrer de quelle façon les conflits et les crises marquent l’histoire d’un pays et le conditionnent.

Ce qui ressemble donc de loin à un dessin d’enfant, s’appliquant à tracer des contours, est en fait la reproduction du mouvement d’une main d’immigré arrivé à Ellis Island, New York. Il ne dessine pas, mais subit un test cognitif par l’administration avant de pouvoir déterminer sa place dans la société américaine. L’acte de dessiner est donc ici utilisé comme un moyen de contrôle, de classification et de discipline. D’abord intéressée par l’architecture des centres d’immigrations à New York, Joyce Joumaa fait la découverte d’un ouvrage intitulé Mentality of the Arriving Immigrant publié par Eugene.H Muller(2) en 1917. Le test administratif psychologique qu’elle reproduit ici à travers les écrans était un véritable test administré aux nouveaux entrants sur le territoire américain entre les années 1880 et 1920, correspondant à une première grande période d’immigration aux États-Unis, notamment pour les populations palestinienne, syrienne et libanaise(3).
Joyce Joumaa, Memory Countours, Biennale de Venise, 2024
Joyce Joumaa, Memory Countours, Biennale de Venise 2024
Joyce Joumaa, Memory Countours, Biennale de Venise, 2024

Ces mains m’ont perturbée car une fois le contexte de leur présence révélé, ce n’était plus le bruit de la boutique souvenir que j’entendais mais la violence à laquelle ces corps ont été soumis. La violence d’un mouvement scientifique pourtant majoritairement populaire au XXe siècle : l’eugénisme. 

Ce test était conçu pour déterminer le niveau de déficit mental des arrivants, conduisant souvent par le service de santé public à la détention pour les personnes jugées « inaptes ». Ces personnes étaient légalement appelées des « Aliens », signifiant dans le langage usuel « personne étrangère à un groupe, un milieu ». Alors en quels termes parler d’étranger dans le cadre de cette 14e édition de la Biennale de Venise ? 

EUGENISME : AU SOURCE D’UN DISCOURS RACISTE ET SUPREMATISTE BLANC

“Eugénisme” est un dérivé grec du terme « bien né ». Il est compris comme doctrine scientifique, philosophique et religieuse croyant en la possibilité d’améliorer l’hérédité humaine par le contrôle social et la génétique. Ce que je souhaiterais montrer est en quoi l’eugénisme se situe aux sources d’un grand nombre de politiques, d’idéologies racistes et discriminatoires directement liées aux entreprises coloniales du XXe siècle. 

 

Cousin de Charles Darwin et statisticien britannique, Francis Galton est à l’origine des politiques eugénistes(4) et des théories d’hygiène raciale nées au XXe siècle. Il élabore trois principes fondateurs à partir desquels il est possible de mettre en place tout type de programme eugéniste. Tout d’abord, il considère que la différence d’intelligence et de tempérament est due à des différences héréditaires. Selon lui, il est possible d’améliorer la race humaine « aussi malléable que de l’argile » et enfin, la race humaine doit être régulée par le mariage, la reproduction, l’immigration et le travail. 

 

Les théories de Francis Galton deviennent rapidement populaires aux États-Unis et un large tissu de la société scientifique – investie bien évidemment d’hommes blanc, privilégiés et hétéronormés- de mouvement politique et d’universités. En 1906, était par exemple crée «The American Race Betterment Foundation » ou encore le magazine « The America Breeders », renommé en 1910 « Journal of Heredity ». En 1911, le gouverneur Woodrow Wilson signe en faveur d’une législation approuvant la stérilisation ciblée dans l’État du New Jersey, à cette occasion on retrouve des slogans tels que « sterelization or racial disaster ». Les 30 premières décennies du XXe siècle étaient en fait, une période durant laquelle les idées eugénistes ont durablement influencé la politique et se sont infusées aussi bien dans l’imaginaire culturel européo-américain que scientifique. 

Joyce Joumaa, Memory Counters, Biennale de Venise, 2024

Afin de comprendre la violence de cette théorie envers les populations immigrées, notamment du Maghreb et du Machrek, il est important de soulever la question de la Ière Guerre Mondiale qui fut un tournant majeur dans la pensée eugéniste. Au sein de la communauté eugéniste américaine, se crée le sentiment qu’une catastrophe s’abat « sur la race blanche ». Principalement portée par la figure d’Irving Fisher(5) qui en 1915 pour le New York Times expliquait que le coût le plus grand de cette guerre n’était pas tant humain et matériel, mais que la plus grande perte se jouait en matière d’hérédité européenne. Il expliquait que l’Europe était en train de perdre son meilleur matériau génétique et qu’il était de son devoir – par extension, celui des États-Unis- que de « protéger le futur de l’Humanité ». Risible, lorsqu’il s’agirait davantage à l’Occident de se sauver d’elle-même. Il allait même jusqu’à déclarer qu’en réaction, les États-Unis devaient améliorer l’hérédité de sa population et de fait bannir « les alcooliques, les immigrés », isoler et stériliser toutes personnes jugées inadaptées. Ces mains que Joyce Joumaa refait vivre sur le papier, ce qu’elle donne à voir est le résultat d’une tragédie que l’occident a elle-même créée et qui s’abat sur le corps des autres. Les autres c’est les étrangers, les aliens. 

 

Comble du cynisme tout de même puisque les idées eugénistes de Francis Galton ont en partie nourri la politique nationale-socialiste allemande au début du XXe siècle. Il n’y a que l’Europe et les États-Unis qui dans le plus grand des paradoxes sont capables de créer et de résoudre le mal, sont les héros d’un jour en effaçant les traces honteuses de la veille, chose faite aisément lorsque l’on contrôle le narratif historique, puisque par exemple entre 1914 et 1928 le nombre d’universités américaines proposant des cours dédiés à l’eugénisme passe de 44 à 376 comptant environ 20 000 étudiants suivant notamment des cours de biologie, s’inscrivant dans un académisme déjà largement influencé par les théories darwinistes. Ce qui est choquant, selon moi, est que la recherche publique en matière de génétique aux États-Unis a été largement financée de façon privée par des eugénistes assumés. Ces financements étaient bien évidemment gardés secrets, au vu du tournant que les théories eugénistes ont pu prendre dans leur version les plus racistes et antisémites. 

L’EUGENISME DANS SA VERSION COLONIALE

Les conditions d’accueil des communautés diasporiques en Amérique du Nord ne sont pas bien différentes des conditions dans lesquelles vivaient les populations du Maghreb lors de la colonisation française, à certains égards. Il m’a semblé important d’élargir mes recherches afin de montrer la mise en place systématique de la violence au XIX et XXe siècle par les empires coloniaux. Anne-Laura Stoler montre dans une étude(6) de quelle manière les inégalités entre les sexes étaient essentielles à la structure du racisme colonial et de l’autorité impériale. Il est intéressant de constater que les racines de ce système trouvent encore une fois en partie source dans la pensée eugéniste. 

Le contrôle colonial avait pour principe de distinguer « blanc » et « indigène » et de fait les « sujets de descendance légitime et de ceux qui ne l’étaient pas ». La politique eugéniste dans les colonies, s’appuyait sur les femmes européennes – colons – comme « source de cohésion de la communauté et à la sécurité coloniale », car elles permettaient de ne pas tomber dans la « dégénérescence », à savoir le métissage. Le discours eugéniste est prégnant, on retrouve la rhétorique bourgeoise et raciste au cœur d’un discours prétendument scientifique. 

 

Ce discours est d’une certaine façon l’héritier de la pensée sociale darwiniste de sélection avec une forte influence de la pensée lamarckienne(7), la notion de « contamination culturelle » en étant une variante française. Les arguments eugénistes ont été utilisés par les empires coloniaux anglais, hollandais et français pour justifier et expliquer les malaises de l’industrialisation, de l’immigration et de l’urbanisation qui seraient directement liée à la « transmibilité héréditaires ». De fait, en suivant la logique eugéniste la pauvreté est un trait biologique lié à la classe sociale mais aussi à un patrimoine génétique. On est donc pauvre, comme la couleur de nos cheveux est marron. Anne-Laura Stoler explique donc que  « Cette tendance lamarckienne de la pensée eugéniste, dans son expression colonialiste, mettait en rapport la dégénérescence raciale avec la transmission sexuelle de contagions culturelles, et avec l’instabilité politique du régime impérial. »(8) Encore une fois, cela montre à quel point la colonisation reposait sur des stratégies politiques perverses, visant à faire oublier la médiocrité interne du régime politique en concentrant l’attention du peuple sur de faux responsables. Le plus choquant dans le cas du contexte colonial est de constater de nouveau la prégnance de ces pensées dans toutes les couches sociales et de fait l’impossibilité d’échapper à la violence. Les personnels d’assistance à l’enfance, les intellectuels libéraux, politiciens conservateurs, médecins humanistes étaient tous en majorité membres de sociétés eugéniques d’Europe et d’Amérique du Nord au tournant du siècle. 

 

Ce que Joyce Joumaa montre dans son œuvre sont les conséquences psychologiques sur les individus racisés, les femmes, personnes trans qui ont été violentées en passant ces tests d’aptitude, jusqu’à subir des stérilisations forcées, acte de barbarie ignoble. En définissant ce qui était une vie convenable de ce qui ne l’était pas, le courant eugéniste a nourri une idée de supériorité des standards européens en créant une normalité artificielle de ce qu’est la vie bonne. Cette stricte délimitation artificielle, créée dans un contexte de suprématie blanche, de supériorité empirique et coloniale a encore des conséquences dans le présent. Joyce Joumaa est une artiste chercheuse qui montre que le passé historique est toujours là, avec nous, qu’il se rejoue et que c’est à travers les films, les textes, les installations et les pratiques curatoriales qu’il est en partie possible de le penser et de reconstruire un savoir. 

Joyce Joumaa, Memory Counters, Biennale de Venise, 2024

“Comme la modernisation du colonialisme lui-même, avec son organisation scientifique et ses technocrates aux connaissances locales limitées, les communautés coloniales du début du XXe siècle tentaient de repenser la manière dont devait s’exprimer leur autorité. Cette réflexion prit la forme de l’affirmation d’une moralité coloniale distincte, explicite dans sa réorientation vers les symboles de race et de classe marquant l’appartenance à un « être européen ». L’accent était mis sur les éléments communs, en dépit des différences nationales. Il s’agissait de diffuser un concept de l’« Homo Europaeus » qui mettait en rapport santé supérieure, richesse, éducation, avec des dons raciaux et une norme de « L’Homme Blanc »”.(9)

 

Face à ces photos d’archives d’Eugène. H Mullan, de Francis Galton ou encore de Charles Darwin, je vois ces mains et dans ces mains je vois tous les corps, les corps obligés, oppressés, détruits, meurtris pour assurer le repos de ceux qui ne pouvaient le trouver que dans l’oppression. Je vois les mains de Joyce Joumaa, je vois les traits, les formes géométriques et je pense à ces corps, je pense à ces gens, ces gens c’étaient sans doute mes arrières arrières grands-mères et mes arrières grands-mères. Ce sont les mains d’hommes et de femmes, de maris, de sœurs, d’enfants, de fils, de cousines, d’oncles. Ce ne sont pas simplement des « sujets coloniaux », des « exilés », « des étrangers ». Je pense à eux et je me dis qu’il est possible en lisant et en regardant l’histoire pour de vrai, de trouver leurs noms entre les lignes, des lignes d’archives entre lesquelles l’histoire officielle ne veut pas lire, mais dans lesquels s’inscrivent des artistes comme Joyce Joumaa, capable de produire des contre-récits. 

 

 

Cette visite de la Biennale ne m’a pas convaincu dans ce que le commissariat avait à proposer, bien que les œuvres fussent souvent passionnantes, belles, intrigantes, mais aussi parfois de qualité inégale. Le discours institutionnalisé que représente celui d’un événement comme la Biennale de Venise n’a sans doute pas été à la hauteur des questions qu’il a lui-même posées. Après ma première Biennale, je cesse déjà de croire en la possibilité de l’institution à apporter des questionnements, d’esquisser de véritables échanges avec les artistes et de penser avec sincérité les espaces de création des personnes queer et racisées. Je ressors de cette exposition avec mes attentes déçues. Un goût amer de voir encore une fois, les théories décoloniales et queer être traitées comme des thématiques et non pas comme des pratiques, méthodologies d’action et de pensée. Ce soir-là, j’ai repensé aux histoires de nos familles et de la mienne. Je pense à Carmen et à la Palestine. Avec Léna et Sandrine, on s’est assises autour d’une table et on a réfléchi aux moyens de trouver ces méthodologies, on a continué à chercher nos outils, aux façons de garder espoir et de travailler ensemble. 

Alors à présent comme Nawal le dit à ses enfants(10)

Il faut retrouver ces corps 

Car ces corps sont en miettes, tout comme l’histoire

Avec rage

Il faut les consoler et les guérir 

Avec rage 

Il faut recréer les images 

Avec douceur 

Les protéger 

Redonner le souvenir 

Ne jamais les oublier.

 

 

Notes:

  1. Wajdi Mouawad, Incendies, Le sang des promesses/2, page 130/131
  2. Auteur de l’ouvrage Mentality if the Arriving Immigrant, New York, Arno Press, 1970, Reprint of the 1917 edition originally published as Public health bulletin no.90 of the U.S Public Health Servic
  3.  Linda K. Jacobs. Strangers in the West: The Syrian Colony of New York City, 1880-1900.
  4. Il invente le terme en 1883. 
  5. Économiste américain connu ses travaux sur la théorie du capital. Il fut président de la Société américaine d’eugénisme. 
  6. Genre et moralité dans la construction impériale de la race, Ann-Laura Stoler, Actuel Marx, 2005/2, N°38, pages 75 à 101, Editions Presses Universitaires de France. Page 88, Chap « Dégénérescence blanche, maternité, eugénisme dans l’empire »
  7. Naturaliste français ayant élaboré une théorie de l’apparition du vivant par évolution naturelle sous le nom de « théorie transformiste »
  8. Ibid. Page 89. 
  9.  Ibid. Page 92.
  10. Wajdi Mouawad, Incendies, Le sang des promesses/2, page 130/13
  11. Race, Eugnenics & American Economics in the Progressive Era Illiberal Reformers, Thomas C. Leonard, 2012, Princeton University Press

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