Poétique de l’espace : réciter le paysage à travers le fil

Une rencontre chromatique entre Paris et Tunis

Asma Ben Aissa (Bizerte;1992) est une artiste tunisienne, actuellement en résidence à la Cité Internationale des Arts à Paris. Nous l’avons rencontrée dans le cadre du Prix Traversées Africaines 2024, pour lequel elle a reçu le second prix.  Elle travaille l’espace, sujet qui sous-tend toute son œuvre, qu’elle l’explore à travers différents thèmes tels que : l’architecture, le paysage, l’habitat ou encore le patrimoine local principalement en Afrique du Nord. Elle nous a généreusement accueillies dans son atelier pour retracer son parcours, nous offrir les clés de son processus artistique et nous conter les histoires desquelles elle s’inspire.

Léna: L’expérience de la résidence artistique est unique, chaque ville et chaque atelier créent des cadres de vie et de travail différents. Travailles-tu sur un projet spécifique pour  ta résidence à la Cité Internationale des Arts ?

Oui, j’ai postulé avec un projet l’année dernière. Entre-temps, j’avais déjà un peu avancé sur le projet au cours d’autres résidences. C’est un projet autour du pli, de la teinture, du pliage et du dépliage. Je l’ai appelé Woven Structure et je l’ai pensé en chapitres. Là, j’ai déjà commencé un des chapitres, Woven Windows et j’avance actuellement sur la broderie. Dans mes œuvres, je travaille le paysage, le paysage imaginaire et les structures. Ici, c’est un peu le challenge : travailler dans l’espace. Je veux un peu sortir du cadre d’une œuvre traditionnelle, accrochée au mur et expérimenter l’espace. Je veux travailler à partir de la structure du lieu, sur les perspectives et réussir à la retranscrire pour donner une impression d’être immergé.e dans le paysage lorsque l’on est face à ma pièce, retrouver à l’intérieur la sensation d’être devant un paysage. Je ne sais toujours pas aujourd’hui pourquoi j’ai choisi le concept de paysage comme thème central de mes œuvres. 

J’ai commencé avec la peinture réaliste. J’ai peint beaucoup d’objets de couture : des machines à coudre, des fils, des aiguilles. C’était des petits formats représentant des objets en lien avec la couture. Pour composer ces peintures, je posais des objets contre le mur et je créais une lumière artificielle, parfois à la bougie. De cette manière, je composais ma scène, puis je la prenais en photo, je la redessinais puis je peignais. Tous ces objets-là appartenaient à ma mère, qui était couturière. J’ai donc intuitivement commencé à faire un travail artistique en dehors de l’académique, à travers ces objets-là. Ce travail m’a permis d’exposer mes premières toiles. Mais, après un certain moment, j’ai commencé à m’intéresser au mur derrière les objets que peignais. Je voulais travailler sur ce fond, le déployer et le développer, de la même façon que l’on ouvre une fenêtre. Parce que je n’arrivais pas à aller au bout du travail que je faisais en peinture, je n’étais pas satisfaite du résultat. Cependant, j’aime beaucoup les paysages en peinture. J’ai donc voulu utiliser un autre médium. J’ai commencé à travailler avec le papier de soie, avec lequel j’ai développé des teintures chimiques et naturelles. En parallèle, j’ai beaucoup lu sur la notion de paysage, de la fenêtre, des espaces intérieurs et extérieurs. Intuitivement, j’ai commencé à travailler avec les bouts de toile. Quand on peint une toile, on la tire sur le châssis puis on découpe les bords. A chaque fois que je peignais, je gardais les chutes de toile et je les mettais de côté. J’ai commencé à les manipuler un peu au hasard, en commençant par faire des plis. Par exemple, j’ai enlevé quelques fils au tissu et je me suis rendue compte que la ligne que cette action créait sur la toile représentait pour moi une ligne d’horizon, les plis que je faisais avec un tissu, plus ou moins en profondeur, créaient le paysage et ses différents plans. J’ai réalisé que le textile m’aidait beaucoup à exprimer cette notion de paysage et j’ai continué à expérimenter purement avec le textile. 

Par la suite, à l’occasion d’une exposition collective sur l’artisanat en Tunisie, j’ai voulu partir pour rencontrer les femmes qui travaillaient elles-mêmes le textile de façon artisanale pour leur poser des questions, notamment sur la notion de la transmission. Je voulais savoir comment ces techniques se transmettaient entre mère et fille. J’ai posé beaucoup de questions et je me suis rendue compte que leur pratique revenait toujours à des histoires personnelles. Elles m’ont expliqué qu’elles avaient commencé à travailler ou à utiliser ce savoir-faire appris petites, par contemplation, en regardant leurs mères faire. Il y a aussi des femmes qui apprenaient de façon plus cadrée dans l’espace du patio, à l’intérieur des maisons traditionnelles en Tunisie. Je me suis intéressée au fait que cette pratique est liée à cet espace précis des habitats et c’est là que j’ai commencé à faire le lien avec la notion d’intérieur. C’est une histoire qui m’a beaucoup intéressée et sur laquelle je me suis appuyée. Avant cela, j’ai toujours enlevé le fil, dans un processus de déconstruction du tissu. Mais en observant auprès de ces femmes les techniques de la broderie traditionnelle, j’ai voulu reconstruire, réunir ou habiller le tissu. Je voulais coudre mon propre paysage à partir de ces idées. C’était alors comme faire des débuts de paysages, avec des constructions, des habitats, des petites maisons, des grandes maisons, que l’on voyait au départ uniquement de l’extérieur. Mais en représentant  ces constructions, ces habitats,  j’ai toujours eu en tête les histoires de ces femmes. Alors, j’ai eu envie de broder aussi leurs paroles, plus seulement leurs extérieurs. Donc j’ai commencé à faire des strates, des couches et représenter aussi tout ce que ces rencontres avaient fait naître chez moi, à travers des mouvements, des perles qui se dispersent sur la toile. 

Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.

Jade : Donc, à travers ce nouveau projet que tu es en train de développer, tu tentes en quelque sorte de dépasser cette porosité entre une œuvre en deux dimensions, exposée face au spectateur et quelque chose qui entrerait dans l’espace du spectateur justement – repenser le passage de ce seuil ? 

Oui, je pense au public et à l’expérience qu’il a de l’œuvre et je réfléchis à comment il pourrait se sentir immergé dans l’œuvre et ne pas seulement se sentir face à une pièce bidimensionnelle. C’est bien de tourner, de bouger le regard, bouger la tête, de ressentir des émotions. J’essaie en tout cas,  de partager ces émotions qu’on sent  à travers un paysage, à travers les couleurs, différentes couleurs. En ce moment, je me concentre sur le vert et le bleu. Je le fais intuitivement. Quand je choisis les couleurs que je vais utiliser dans mes œuvres, je ne le conscientise pas forcément mais je sens que ça marche par phases et qu’il y a des phases où je m’inspire des choses qui ont retenu mon attention, par exemple des nuances de terre. J’essaie de m’inspirer de l’environnement dans lequel je suis aussi, des derniers paysages que j’ai vu et j’essaie d’exprimer ça à travers le textile, les peintures et les broderies, pour raconter des histoires. 

Léna : En effet, ton rapport aux couleurs est intéressant. Tu travailles beaucoup à partir de la technique et des matériaux, qui ont chacun une portée, une signification pour ce que tu veux raconter. Tu reprends les traditions : tu travailles avec des brodeuses ou des dentellières de certaines régions de Tunisie. La technique même de tes oeuvre raconte déjà une histoire, s’inscrit dans un récit. Mais justement, je me demandais quelle était la place de la couleur dans ton travail. C’est pour ça que j’ai ris quand je suis entrée dans ton atelier et que j’ai vu les ouvrages de Michel Pastoureau ! 

Je commence à penser à la couleur avant de passer à la phase de réalisation d’un projet. Cette manière de procéder rejoint la notion de paysage imaginaire que je travaille : le paysage change au fil du temps, à travers les lieux. J’essaie de m’inspirer de ces évolutions, la manière dont le paysage change et comment cela influe sur les émotions que l’on ressent. Par exemple, dans ma dernière exposition solo, j’ai choisi que les étoffes ne soient pas toutes faites des mêmes nuances. Chaque pièce nous rappelle un lieu, qu’il soit imaginaire ou réel. Et ce souvenir émerge entre autres par la couleur : elle nous renvoie à de petits moments, comme un coucher de soleil par exemple, et nous refait vivre ces  sensations.Elle matérialise aussi les histoires des femmes que je rencontre, parce qu’elles racontent leurs histoires de façon très poétique. L’une d’entre elles m’avait raconté les moments où elle s’asseyait devant la mer ou sous un arbre. Donc j’essaie d’imaginer et de retranscrire ces récits aussi par la couleur : la couleur de la mer, de la forêt, les motifs floraux de leurs robes. Je m’inspire aussi de l’architecture. Quand on pense à l’architecture, on pense à l’urbain, donc à d’autres nuances. Par exemple, cette toile est réalisée avec du ciment et de l’acrylique noir. Les couleurs changent d’elles-mêmes, avec les saisons. Ces changements m’intéressent beaucoup parce qu’ils évoquent aussi les transformations sociales, un sujet que j’aborde également à travers mon travail. Le fait qu’un paysage se dévoile, du vert au marron, jusqu’à des nuances de beige, représente pour moi ces changements et cette notion de transformation, qui a commencé à m’inspirer dès que je me suis intéressée au sujet du paysage – et que j’observais par exemple les paysages évoluer dans les zones de construction, avec ces grues qui bougent et transportent des objets très lourds.

Asma Ben Aissa, Lisière d'un dedans, Installation, 213x155x58 cm, 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa, Lisière d'un dedans, Installation, 213x155x58 cm, 2025.

Jade : Ta manière de décrire ton rapport aux couleurs est aussi très synesthésique. Elles sont à la fois très corporelles, liées à la temporalité et aux géographies. Tu décris des situations ou un lieu, que tu associes à une couleur et que tu associes ensuite à une manière d’analyser le paysage – par exemple quand tu parles de son évolution, avec les grues.

Oui, tu parles de temporalité et la notion de temps m’intéresse beaucoup. Je travaille essentiellement autour de la notion de paysage et ce que j’aime dans le paysage, c’est sa temporalité, l’extérieur, mais aussi quand on parle de l’intérieur. Je fais beaucoup le lien entre espace extérieur et intérieur. Parler  du paysage, c’est aussi parler du temps, du passage, de l’effacement, de l’alignement. Il n’y a pas de présent sans passé et, on peut l’espérer, sans imaginer le futur. Quand j’évoque le lien du paysage et du passage du temps, je fais aussi le lien à une autre notion que j’explore dans mon travail, qui est l’habitat ou la maison. Créer un paysage, c’est peut-être aussi un peu comme créer un espace, et dans certains cas, une protection. Par exemple, quand il pleut ou quand il y a un danger dehors, on se réfugie dans cet espace intérieur, pour se protéger et on retrouve là aussi ce lien entre intérieur et extérieur, entre l’espace et la manière dont on le vit. 

 

Léna : En effet, on voit que l’habitat occupe une place particulière dans ton travail. Au mur, tu as des photos de différents intérieurs. J’ai l’impression que la manière dont tu expliques ta façon d’envisager le paysage et ce lien entre intérieur et extérieur est directement lié à la notion d’habitat justement. Les paysages intérieurs, nos foyers, reflètent aussi un intérieur, une certaine subjectivité. Dans ces intérieurs, on trouve des objets qui racontent la vie de gens qui y vivent et offrent ainsi un accès à leur monde intérieur à travers ces éléments de leur environnement. 

 

Oui, quand on parle du lien entre espace extérieur et espace intérieur, on évoque l’espace de l’âme et j’ai beaucoup réfléchi à ça. A travers ces coffres traditionnels par exemple et les différentes couches de draps qu’ils abritent, j’ai pensé le rapport à notre intérieur. J’envisage ces objets comme des paysages intimes. J’ai toujours été fascinée par ces boîtes.  Il y a une interprétation que j’aime beaucoup à propos de ces objets, c’est qu’ils serviraient à cacher, à préserver et à protéger les draps de nos grands-mères jusqu’à une date indéfinie.

J’ai commencé à réfléchir au thème de l’habitat dans mon atelier, toute seule, avant même de rencontrer ces femmes ou de savoir que j’allais m’intéresser au concept de la maison, de l’intérieur.  Au début, je me suis intéressée au mur, tout simplement. Un mur qui s’ouvre vers l’extérieur. Après, j’ai commencé à construire une chambre, puis à penser à la maison.  Quand j’ai commencé à travailler avec plusieurs femmes et à visiter leurs maisons, je considérais leurs habitats comme des ateliers. Au cours de nos rencontres, il y avait toujours un moment de partage où elles me dévoilaient leurs objets traditionnels. Ça m’intrigue, la manière dont elles cachent ces objets dans des armoires, et ouvrent leurs armoires pour révéler ces objets. 

 

Cette broderie là (Asma fait référence à l’oeuvre: Lisière d’un dedans, Installation, 213x155x58 cm, 2025) parle de l’écriture, des récits. C’est la première fois où je combine écriture et broderie.  J’aimerais aller jusqu’à raconter une histoire de façon lisible mais, je n’ai pas encore décidé si j’allais dévoiler les histoires des femmes avec qui je travaille et qui me transmettent leur technique de broderie ou si j’allais un peu les transformer. Quand elles me racontent ces histoires, qui sont des récits personnels, elles les racontent pour moi – elles n’ont pas forcément envie que tout le monde en ait connaissance. Certaines femmes ont une manière très poétique  de raconter ces histoires, ça m’inspire beaucoup. Je pense que je vais revenir vers elles, leur demander l’autorisation et on pourrait même envisager d’écrire un texte ensemble, réfléchir s’il sera français ou en arabe vu que leurs récits seront partagés dans différents lieux, différents contextes. Je suis en train d’y réfléchir.

A travers ce concept de l’habitat ou de l’intérieur, dans le paysage, Léna trouve en effet qu’il y a des choses cachées, notamment des récits. Si l’on fouille, on peut les retrouver. Ça lui évoque le travail de Samta Benyahia que nous avons partagé avec Asma. Samta Benyahia travaille à partir du motif du moucharabieh, qu’elle décline et utilise sa symbolique pour travailler ce rapport entre espace intérieur et extérieur – le moucharabieh représentant un seuil entre les deux. Elle lie à ce motif et ce qu’il représente pour elle les récits de sa famille. Ce passage entre espace intérieur et extérieur est aussi un moyen pour elle de transmettre des récits et donc de représenter des histoires, une histoire. De la même façon qu’un lien se tisse entre espace intérieur et extérieur, un passage s’opère entre récit intime et collectif.


Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.

Léna : Dans ta pratique, les techniques sont d’abord à la base de ton travail artistique – comme n’importe quel artiste plasticien.ne, tu travailles la forme. Mais chez toi, elles deviennent aussi le sujet de tes pièces. Dans tes projets consécutifs, tu utilises des techniques différentes, en fonction des rencontres que tu fais. Comment est-ce que tu articules les histoires qu’on te transmet sur les techniques traditionnelles avec les techniques que tu choisis d’utiliser dans tes œuvres ?


Je suis en train de me découvrir. Quand j’ai commencé à travailler en intégrant la technique de la broderie. J’avais toujours peur de refaire le traditionnel. Depuis, j’ai davantage expérimenté, développé ou ajouté des éléments aux sources d’inspiration que j’utilise pour mes pièces. En Tunisie chaque région a sa propre broderie, ses propres couleurs, ses propres nuances. J’essaie d’expérimenter la matière, j’essaie aussi de faire des recherches sur les rituels autour de ces robes-là, sur les tissus et les techniques de broderie. Ces robes sont destinées aux mariées. Les femmes passent des années à construire une robe brodée, en y mettant beaucoup d’efforts et avec tant d’éléments qu’elle en devient très lourde.J’essaie d’expérimenter en me documentant le plus possible sur chaque source d’inspiration, chaque technique traditionnelle à partir de laquelle je crée chaque pièce, mais il y a peu de références écrites. Je veux me baser sur cette connaissance des techniques artisanales pour ensuite créer à partir de ça, me les réapproprier en tant qu’artiste, et y ajouter des strates d’histoires supplémentaires. Je mélange. Je ne veux pas travailler sur la technique d’une région spécifique. En Tunisie, on a un problème de régionalisme, qui cloisonne beaucoup les choses parfois.J’imagine quant à moi toutes ces rencontres entre les techniques parce que je viens d’une région où il n’y a plus ces traditions-là. Par exemple, le mariage s’est davantage occidentalisé, on porte une robe blanche et des robes de  soirée, la mariée peut décider de ce qu’elle porte. 

Je réfléchis encore justement sur cette notion de patrimoine et de préservation. Veut-on préserver notre patrimoine sous tous ces aspects ? Doit-on préserver aussi certaines valeurs qui, souvent, ne sont pas pour ma part en accord avec mes convictions féministes ? Comment faire ? Si on oublie ces rituels, si on oublie ces habits, ces traditions, ces pratiques ? Ce sont des questions qui se posent. Mais avec la broderie, j’ai en quelque sorte trouvé des solutions. Par exemple, quand j’ai affiché ces photos pour mon dernier open studio, je l’ai fait pour montrer une image concrète de ce que je cherche. Je les ai ensuite retirées pour trouver un équilibre visuel entre ce de quoi je m’inspire, qui est déjà un objet fini et passé, et le résultat final que je cherche.

 

Jade : Pour que ton œuvre parle d’elle-même. 


Voilà, exactement. Aussi, j’aime bien sortir du seul médium de la broderie et créer des installations à partir de ces techniques et cet héritage. Récemment, j’ai intégré une armoire ou des objets trouvés dans des marchés aux puces à mes toiles, justement pour évoquer encore différemment ces histoires et ces intérieurs. Je trouve que c’est intéressant de sortir des représentations traditionnelles : tu ne racontes plus un mais plusieurs récits. Je suis artiste, je m’exprime beaucoup par la forme, avec le fait de manipuler, d’expérimenter, de chercher. J’ai beaucoup expérimenté pour trouver le résultat que j’ai aujourd’hui. J’ai essayé d’autres médiums. Je cherche toujours à sortir de ma zone de confort. J’utilise depuis peu la photo, mais ça reste un essai pour le moment et surtout un outil de documentation. Les photos dans mon atelier par exemple, je les ai prises pour avoir de la documentation, mais je me suis dit ensuite que je pourrais les imprimer, broder dessus pour retravailler sur les broderies et peut-être trouver d’autres manières de faire. 

Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.

Jade : Enfin, tu as expliqué que ça ne t’intéressait pas de spécifier précisément la région dont est issue chaque technique traditionnelle dont tu t’inspires. Cependant, dans ton processus créatif, tu collabores beaucoup avec des femmes différentes, de régions différentes. Tu parles de ta maman aussi et du fait que tes sources d’inspiration et ta pratique sont aussi culturelles. Est-ce que tu as déjà pensé à aller vers des pratiques collaboratives ou expérimenter des formats de workshops avec ses femmes pour produire à plusieurs mains, par exemple ?

 

Le travail de collaboration avec les femmes que j’ai rencontrées peut parfois être difficile. L’idée de collaboration entre artistes et artisans en Tunisie n’est pas généralement admise, ça reste deux milieux différents. J’ai essayé de collaborer avec une des femmes de cette manière mais même d’un point de vue pratique, c’était dur à mettre en place. Les femmes brodeuses ne se déplacent pas : tu te déplaces pour les voir dans leur maison. Elles travaillent vraiment chez elles, donc le fait d’ouvrir leur maison peut être dur à envisager pour un groupe mais en plus, elles ont vraiment leur propre rythme de travail. Elles peuvent travailler la nuit 2-3 heures puis se rendormir, continuer leur journée à la maison, sortir puis retravailler. Ce n’est pas facile de leur imposer un cadre. En collaborant avec elle, je me suis demandé comment faire pour qu’elle soit satisfaite de cette collaboration, pour que le travail se passe dans les meilleures conditions, et pour avoir le résultat dans les délais. Aussi, certaines régions sont plus ouvertes que d’autres. En Tunisie, le contexte est un peu différent de celui que j’ai pu observer au Maroc. Je n’ai pas encore identifié de coopératives ou de structures collectives organisées autour du savoir-faire textile dans les régions où j’ai travaillé. La transmission se fait principalement dans un cadre domestique, au sein des foyers.

Malgré tout, j’essaie de garder le lien avec les brodeuses, de les revoir régulièrement. Elles sont toujours très accueillantes et contentes de me recevoir. J’essaie avant tout de m’adapter à leur rythme; un rythme artisanal, sans contraintes, sans délais, ce qui est parfois difficile à concilier avec les exigences de mon propre travail. Elles travaillent souvent en regardant la télévision, à leur manière, sans attendre de directives précises de ma part – et je n’ai pas envie d’imposer quoi que ce soit. C’est pourquoi je suis en train de repenser la manière de collaborer avec elles, en tenant compte de ce contexte particulier. Parce que malgré tout, cela m’intéresse profondément. Par exemple, pour un projet à venir, j’ai envie de travailler autour de la dentelle, très présente dans la région de Ghar El Melh. Cette fois, j’ai choisi d’imaginer quelques formes en amont – des idées d’installations – afin d’apprendre la technique dans une perspective plus ciblée, pour pouvoir l’appliquer directement à ces éléments. Ce fonctionnement me permet à la fois de respecter leur savoir-faire et leur confort, en ne bouleversant pas leurs habitudes, et de répondre à mes intentions plastiques. C’est un équilibre fragile, un entre-deux, mais qui préserve l’authenticité de la transmission dans le cadre intime de la maison.

 

Jade: Oui, c’est organique, elles ont leur propre manière de faire, elles créent leur économie et leur manière de travailler, ce ne sont pas des pratiques qui se rationalisent. Mais est-ce que tu aimerais être toi-même dans la position de transmission avec d’autres femmes ? 

 

Oui c’est pour ça que j’apprends. Des fois, je rencontre des obstacles en demandant des informations, que les brodeuses ne veulent pas toujours me livrer car ce sont des techniques traditionnelles qui se transmettent de mères en filles ou dans la famille. Alors j’expérimente, j’invente, je passe beaucoup de temps à essayer  des choses pour retrouver les nœuds ou me rapprocher des techniques traditionnelles. Mais certaines femmes acceptent malgré tout de partager quelques informations avec toi : je les garde comme des exemples chers. Mais c’est aussi une information, comme l’écriture. On peut apprendre n’importe quelle langue. La broderie peut elle aussi être apprise et partagée, tout en citant la source de ces savoirs. Peut-être que par exemple, avec une publication dans laquelle collaboreraient artistes et artisans, on pourrait écrire et transmettre ces histoires.

 

Léna : Tu aimerais publier quelque chose ? 

 

Oui, j’y pense. Il y a une technique qui m’inspire particulièrement : le barmakly, qui utilise le fil d’or. La femme avec qui j’ai collaboré n’a pas vraiment accepté de me la transmettre. Ce que je respecte.  J’ai passé des jours et des jours à essayer par moi même. J’ai réussi et j’ai surtout fini par la retrouver dans d’autres régions du pays finalement et en Turquie. Donc quand on cherche des inspirations, on trouve une multitude d’influences et c’est aussi ça que j’ai envie de partager.

 

Peut-être que tes projets de collaboration te permettront de créer des cartographies et des itinérances  artistiques ! Merci beaucoup d’avoir partagé tout ça avec nous ! 

Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.
Asma Ben Aissa - Visite d'atelier - Cité internationale de Paris - avril 2025.

 

Jade Saber et Léna Kemiche avec Asma Ben Aissa

Cité Internationale des Arts – avril 2025. 

Nous tenons tout particulièrement à remercier Louise Thurin, autrice, chercheuse indépendante et chargée  de projets pour l’association AWARE: Archives of Women  Artists, Research & Exhibitions, membre du jury de la seconde édition du Prix Traversées africaines de l’association Pour l’Art pour l’Afrique.

 

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