Le football en tant qu’ objet politique ne va pas de soi, à priori. De même, la portée artistique du football paraît à première vue totalement hors de propos. Alors, la conjonction du politique et de l’art à travers le thème du football semble, à y penser, être un paradoxe complet ! Pourtant…
Sofiane Zouggar, Ultra’s politics, 2022, Installation comprenant une image lenticulaire, une maquette au fusain, un fac-similé d’archives, trois peintures acryliques et une bannière, dimensions variables ; prises de vues personnelles de l’œuvre dans l’exposition “En Attendant Omar Gatlato : Epilogue”, Magasin CNAC, Grenoble, 2023.
A travers son œuvre, l’artiste révèle le poids des protestations de ces groupes de jeunes supporters, qui s’élèvent comme une voie alternative aux modes de contestation traditionnels 2.
C’est ce dont rend compte le document d’archive inclus à l’installation, à propos d’un match de décembre 1945 en Algérie. Il opposait une équipe d’algériens à une équipe jouant sous la bannière de l’occupant français. On y voit écrit “D’autre part, la chanson que l’équipe musulmane d’Ain-Temouchant a chanté a pour titre “Min Djibaline”, “De nos montagnes”, avec ces paroles : “J’aime les hommes libres qui nous conduisent à l’indépendance”.
C’est également à ces voix que l’artiste fait référence, dans le contexte actuel, à travers le titre de son œuvre. Dans la présentation d’Ultra’s politics, il revient sur la genèse de son projet et évoque les hymnes des supporters de l’USMA football club (Union Sportive de la Medina d’Alger) contre la réélection d’Abdelaziz Bouteflika, qu’il décrit comme les premières voix du Hirak. Le Hirak est un mouvement pacifique et populaire qui a éclaté en 2019, dans les rues d’Algérie. Déclenché au départ par une opposition générale au cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, les manifestations se multiplient. Elles deviennent rapidement hebdomadaires et les protestations s’élargissent à un rejet de la classe politique au pouvoir. Les chants des supporters sont à la racine de ce mouvement. Ils se sont élevés comme un cri de révolte contre la politique du pays. Ils ont permis de démocratiser et d’étendre la lutte à ses débuts, la faisant résonner de la pelouse à la rue.
L’œuvre Ultra’s politics de Sofiane Zouggar nous permet de considérer le football comme un terrain de revendications politiques et ainsi d’aborder plus largement le football dans la création artistique.
En ce qu’il est un phénomène de société largement répandu, il permet en effet aux artistes d’explorer et d’interroger les rouages du monde auquel ils appartiennent. À travers le prisme de ce sport et le regard singulier qu’ils y posent, ils abordent des enjeux sociétaux et politiques.
Le football est, par exemple, utilisé par les artistes pour revenir sur un passé colonial. Initialement objet d’acculturation, que les populations colonisées se sont ensuite réappropriées, il est devenu un moyen de lutte pour l’indépendance. Il a été et reste un outil diplomatique et politique en soi.
Dans Ultra’s politics, la bannière vierge, à la frontière de la banderole du manifestant et de l’étendard du supporter, établit d’emblée ce lien entre football et politique.
En effet, en Algérie, pays de l’artiste, ce lien a une résonance toute particulière. Dans l’Algérie coloniale, le Front de Libération Nationale (FLN) investit les terrains de football pour lutter contre l’impérialisme, dans un pays encore sous domination française. L’objectif est alors de s’imposer comme nation indépendante, à travers le sport. La formation de l’équipe du FLN est un événement politique en soi, puisqu’elle résulte du départ presque insurrectionnel de douze joueurs algériens de différents clubs français, dans le but de constituer cette équipe de l’indépendance, à Tunis, le 14 avril 1958. Un acte sportif, médiatique et politique qui restera dans les mémoires. Youcef Fatès rapporte même, à propos de cet événement : « Pour le premier président du GPRA, Ferhat Abbas, l’événement était comparable à l’exode des officiers algériens de l’armée française, un geste essentiel pour la révolution.» 3
Et l’artiste montre la continuité de cette relation au moyen d’une image lenticulaire, qui matérialise le passage du temps et illustre l’ancrage d’une ferveur nationaliste et politique au sein des matchs de football.
Les artistes capturent ainsi la façon dont le peuple se saisit des espaces, et notamment des stades de football, pour exprimer ses revendications politiques.
De la même façon que Zouggar, l’artiste algérien Mounir Gouri, dans le fil de son Journal intime, vient lui aussi évoquer le stade comme terrain de luttes politiques.
Il retrace le récit obscur et douloureux de la décennie noire, qu’il évoque par des dates et des titres d’ouvrages et qu’il matérialise au moyen de lames de rasoirs et de la matière noire et friable du fusain, aux allures de cendres. Au milieu de cette narration, on distingue des buts, un terrain. L’acception discrète, mais néanmoins parlante, que fait Mounir Gouri au football renvoie à la première fois où l’Algérie à été couronnée championne d’Afrique, en 1990 – à l’aube de cette guerre civile qui a miné le pays pendant plus de 10 ans, de 1991 à 2002. A ce moment, les tribunes ont également été un exutoire, alors que l’espace public était censuré.
Ainsi, les œuvres de ces deux artistes algériens nous permettent de saisir la façon dont les stades deviennent un porte-voix pour la population, dans des moments politiques où le pouvoir domine et tente de faire taire les oppositions.
Mais le football, défini comme ce sport « révélateur de l’état d’une société, de ses tensions et de ses aspirations »4, agit tout autant comme un lieu d’expression que de représentation.
L’équipe de football apparaît être un élément à part entière du patrimoine d’un pays. Arborant fièrement les couleurs de son peuple, elle lutte sur le terrain. Ainsi, le football porte ce cri d’appartenance à une communauté et devient la scène de luttes nationales.
En témoigne le cas emblématique de la Palestine. La création d’une équipe nationale a permis d’aboutir – suite à plusieurs rejets et 36 ans après la première demande – à son admission au sein de la Fédération internationale, en 1998. L’intégration d’une institution internationale telle que la FIFA, bien que trop tardive, reste néanmoins un geste symbolique, et plus que cela, impactant. Elle marque une avancée non négligeable vers une reconnaissance internationale de la Palestine comme nation et pays indépendant. Lorsque l’équipe d’ Al-Wihdat, du camp d’Al-Wihdat en Jordanie, s’est illustrée sur le terrain, Yasser Arafat a soutenu : « Quand nous n’avions pas voix au chapitre, al-Wihdat était notre voix.»5.
Les artistes palestiniens ont donc régulièrement convoqué le football dans leurs œuvres, comme moyen de faire valoir leur identité. C’est par exemple le cas de Khaled Jarrar et sa sculpture Concrete Palestine #3. L’artiste et cinéaste, ancien garde du corps de Yasser Arafat, reprend ici le motif du ballon dans un contexte bien particulier. Suite à l’érection du mur de séparation par Israël, un terrain de football se voit coupé en deux. Khaled Jarrar décide alors d’élever cet événement au rang de symbole. Il détruit une partie du mur qui occupe désormais le terrain et l’utilise pour réaliser son œuvre. Il façonne ainsi un ballon de béton, celui de l’occupation, qu’il enferme dans le cuir rouge vif du ballon de son fils. Cette mise en abyme agit ainsi comme une riposte, une résistance à cette séparation arbitraire – mais également comme un témoignage et une ode au maintien du territoire palestinien d’origine. Ce terrain, dont l’existence a été bouleversée par la colonisation, peut ainsi continuer à vivre indéfiniment à travers ce ballon, quant à lui indéfectible et ineffaçable.
Le football apparaît ainsi comme un thème ouvert et ouvrant sur des problématiques sociales plus larges, « pour nous inviter finalement à une réflexion sur le fonctionnement de notre monde contemporain, au-delà du rectangle vert. »6.
Les artistes s’emparent également du football pour évoquer les rapports sociaux, non plus seulement par le prisme de la lutte politique, mais à travers une vision sociétale.
Le stéréotype du « footballeur-star », tout comme celui du « supporter-chauvin », offre aux artistes une occasion de questionner les rapports hommes-femmes et de soulever des problématiques de genre. On peut ici évoquer des œuvres qui dénoncent les clichés sexistes véhiculés par le biais du football, à travers un même procédé de détournement – comme a pu le faire l’artiste marocaine Batoul S’Himi dans son œuvre Mondial, tirée de sa série “World Under Pressure”.
Amine Habki réalise quant à lui une magnifique reprise de l’un des totems de ce sport, avec son œuvre Gants de foot. L’artiste réutilise l’attribut footballistique, sur lequel il brode deux yeux larmoyant, déversant leur flot de sequins. A travers cette réappropriation d’un archétype, il participe à déconstruire la virilité habituellement associée à ce sport, dans le but de revendiquer une nouvelle forme de masculinité. En prenant comme point d’accroche le football, ces artistes convoquent un ensemble de pratiques et de valeurs habituellement assimilées au genre masculin. Ils les remettent en perspective pour en proposer une nouvelle incarnation. Ils mélangent sequins, gants de gardien de but, broderie, ustensiles de cuisine et ballon de football pour déconstruire tous ces clichés et montrer que les représentations de genre ne sont que des constructions que nous avons intégrées.
Au-delà de l’affirmation de ce sport comme objet artistique, le football peut participer à une « esthétique relationnelle »7– ouvrir un espace de partage et de rencontres par l’art. Sport populaire par excellence, le football est profondément ancré dans la vie sociale et culturelle d’une grande partie de la population. Il permet ainsi aux artistes de mobiliser une large partie du public. Et en France, il semble que personne n’incarne mieux cette ferveur populaire que Zinedine Zidane, véritable icône nationale. Malgré la faillite de cette France égalitaire qu’il incarnait, brandie comme étendard de la victoire de 1998, Zizou a inspiré plusieurs générations. Figure de représentation, il a permis à toute une partie de la jeunesse, que le système avait exclu, de se rêver en héros de la nation.
C’est ce paradoxe, entre canonisation et échec de la figure de Zidane, que capture Adel Abdessemed avec son monumental Coup de tête, aux allures de statuaire antique.
Ainsi, le football apparaît, à de nombreux égards, comme un terrain d’expression et de revendication politique pour les artistes. Eriger ainsi le « people’s game » 8 au rang d’œuvre d’art devient un geste politique en soi.
A voir ou écouter pour aller plus loin :
Merci à Shaineze, son père Senouci, son oncle Nasr, Lydia & Rahim pour l’aide à la traduction de l’œuvre de Mounir Gouri !