Une Nuit au Caire

Le texte suivant relate l’expérience d’un expatrié européen. Il n’est en aucun cas une représentation complète de la vie nocturne cairote et de sa grande vitalité.

 

 

16h, Maadi, Le Caire.

 

Le métro nous dépose dans le centre du quartier calme de Maadi, qui n’en reste pas moins fréquenté. Ici s’alternent les restaurants chics et les clubs de sports privés, les pâtisseries allemandes et les librairies anglaises. Il rassemble la nouvelle classe moyenne égyptienne et les familles expatriées. Nous nous écartons des avenues passantes pour rejoindre des rues calmes ombragées par une dense végétation, une chose qui dénote dans cette ville au milieu du désert. L’adresse indiquée sur le post Instagram nous amène dans une rue étroite, bordée d’une unique villa. L’entrée se fait par l’arrière. La sécurité installée au portail nous inspecte rapidement et nous laisse passer. Un bar est installé dans l’arrière-cour, et un escalier permet d’accéder à l’intérieur de la maison. Il est 16h, la soirée commence.

 

Le salon de cette villa art-nouveau louée pour l’occasion est bordé d’une grande vitre qui empêche d’accéder au reste de l’édifice. Des néons rouges éclairent l’espace de danse et la table du DJ, postée face à une fenêtre rectangulaire qui donne sur le bar en contre-bas. Il y’a peu de monde encore à cette heure, pourtant l’événement a commencé en début d’après-midi. Le choix des DJs est peut-être un peu trop audacieux. Le style est très expérimental, qui pourrait s’apparenter à de la « deconstructed », un genre musical très jeune qui, peut-être même pour les mélomanes les plus aguerris, reste encore difficile d’accès.

 

Il semblerait aussi que la formule diurne ne convainc pas tant de monde. Vers 19h, un public dense commence rapidement à se former. L’arrière-cours et l’espace de danse se retrouve finalement bondés. Le soleil est enfin couché. Comme quoi tout vient à point à qui sait attendre. Chaque personne connaît la line-up, connaît le style, sait pourquoi iel est là. Il est très plaisant, n’allons pas mentir, de constater que cette bulle expérimentale de la banlieue du Caire ait trouvé son public, et laisse place à une créativité débridée. La fête se poursuivra jusqu’à minuit. 00h05 la villa sera vide.

Crépuscule sur le Caire
Crépuscule sur le Caire

Le Caire n’a pas pour volonté de devenir le nouveau Berlin ou Amsterdam. Comment conserver, développer des espaces dédiés à la fête et à la musique, en mettant sous le feu des projecteurs des artistes locaux ? Sans en altérer la substantifique moelle pour les occidentaux quémandeurs ? Quelle scène pour la musique contemporaine égyptienne ?

Dans un article pour Mille World[1], le producteur Yaseen el-Azzouni explique qu’il ne souhaite pas employer le terme « underground » pour définir la vie nocturne du Caire.

    « You have these scattered pockets of music, that are just comprised of enthusiastic young people trying to have a good, comfortable night… to host a nice musical experience for everyone ». Explicite-t-il. Ne serait-ce donc pas une philosophie à importer dans les nuits prétentieuses et souvent surcotées de certaines capitales européennes ? L’ « underground » n’est-il pas un concept devenu aussi mainstream qu’un t-shirt Nirvana? Le fait d’écrire cette phrase me fait crisser des dents. La nuit égyptienne n’est peut-être pas la plus développée, mais elle a su trouver une certaine intimité entre son public et la musique, et entre son public et lui-même. Chacun peut y trouver sa place, ou encore, l’inventer.

 
Mais un problème majeur persiste, un problème universel, auxquelles les sociétés arabes, européennes, nord-américaines, latino-américaines et asiatiques sont confrontées : le harcèlement. Que ce soit à la Station – Gare des Mines (Paris, FR) ou à l’Observatory (Seoul, KR), la sécurité des publics dans les salles de concerts et clubs est un enjeu primordial. Sans jouer dans l’euphémisme, la plupart des agresseurs sont des hommes.

L’Égypte aussi a connu son #MeToo, pourtant celui-ci n’aura été qu’un feu de paille. 99% des femmes sont victimes de harcèlement sexuel. Malgré plusieurs initiatives de différentes associations, le gouvernement n’a pas vraiment fait bouger les lignes. Quelques grands procès, grandement médiatisés, ont eux permis de donner un peu de lumières aux victimes, mais trop peu de changements législatifs ont été votés.

Donia Shohdy, an Egyptian DJ known as A7ba-L-Jelly, plays music during a concert in Egypt's capital Cairo, December 23, 2022. Founder of "Jelly Zone," a team organizing alternative music parties, the 31-year-old musician is among a handful of women DJs in the Egyptian music scene, although she does not prefer to be labeled as one. REUTERS/Hadeer Mahmoud

Aussi, si police partout et justice nulle part, la résistance s’organise. Donia Shohdy fonde en 2017 la soirée JellyZone. L’événement se veut accessible, pensé comme un safe-space, et une plateforme pour la scène expérimentale du Caire. Loin de vouloir proposer une énième soirée techno ou house destinée aux élites égyptiennes et d’expatriés occidentaux, Donia Shohdy souhaite briser la séparation entre les genres musicaux, et laisser plus de place à la créativité de ses pairs. Si les 120 et 150 Bpm ne sont pas abandonnés, ici et là se glissent des tracks de funk, tribal, voire même de reggeaton. La musique locale est souvent mise à l’honneur, les rythmes étrangers s’importent en symphonie ou ne s’importent pas.

 

Dans une interview pour Reuters[2], elle explique que le sexisme n’a pas été son plus grand ennemi pour s’imposer sur la scène alternative du Caire. Elle a dû néanmoins montrer que son travail avait la même valeur que n’importe quel autre, qu’elle ne devrait pas être considérer à part, parce que femme. La solidarité reste de mise, le problème majeur étant la petitesse de la scène électronique de la ville, qui engendre des coûts d’organisation élevés, et le risque de faillite inévitable en cas de problème.

20h, Sayeda Zeinab, Le Caire :

 Une échappatoire plus accessible et non seulement fréquenté

 

J’attends A. sur l’avenue Qasr Al Eini, une deux vois à sens unique qui marque le frontière entre le quartier chic et résidentiel de Garden City et le quartier plus populaire et passant de Mounira. A. est mon broker (en langue expat) ou simsaar. C’est ainsi que l’on désigne les agents immobiliers, plus ou moins déclarés, qui règnent en réseau sur les appartements libres en ville. Il doit avoir mon âge, peut-être moins. Il vient de commencer sa carrière dans le domaine, et essaye tant bien que mal de développer son carnet d’adresse de propriétaires, qui cherchent à louer leur appartement dans les quartiers proches des ambassades, et où la concurrence est rude.

Il arrive en voiture, c’est une chanson de Cairokee qui passe à la radio, un des groupes à la mode depuis la révolution de 2011. Je monte et nous nous dirigeons vers Downtown Cairo. La voiture tourne autour du rond-point de la Place Tahrir, et A. fredonne les paroles de la chanson en tapotant des doigts le bord du toit de la voiture, la main passée par la fenêtre. Cette place, personne n’y reste très longtemps. L’armée n’autorise personne à s’y asseoir plus de quelques minutes, et organise rigoureusement la circulation. Un coeur de ville où le flot sanguin est encadré par des globules blancs en tenue bleue.

 

 

Il m’emmène à Abu Tarek, tour de Babel du koshary. L’établissement s’élève sur 5 étages. Les murs et les tables argentés reflètent le bleu lancinant projeté par les néons, donnant la sensation de se retrouver dans une version égyptienne de Star Trek. Au centre de chaque étage, une fontaine gargote sans trop savoir ce qu’elle fait là.

Sur les écrans de télé qui habillent les entrées d’escaliers, des clips d’artistes égyptiens, aux allures RnB de la belle époque W9Hits habillent le fond sonore. A. se met à fredonner, l’ambiance est alors plus détendue, le brouhaha des nombreux clients du restaurants s’est calmé, c’est une chanson de Fairuz qui passe. Amr ne peut me cacher son rêve de devenir chanteur. A vrai dire, il a même été sélectionné pour participer à la prochaine édition de The Voice Ahla Swat, l’édition  panarabique de l’émission, qui se tourne à Beyrouth. Mais Amr ne se rendra pas au Liban, il commence son service militaire l’an prochain. Si il n’y participe pas, impossible de quitter l’Egypte. Son père est policier, il aurait pu lui arranger un passe-droit en sonnant aux bonnes portes. Mais il ne souhaite pas qu’Amr termine broker, ou même chanteur, une situation bien trop instable. Il sera dans l’armée ou la police, comme lui, et comme son aîné. Et puis, il y’a t-il une place dans le monde du divertissement pour un égyptien de la classe moyenne ?
 

Où sont-ils d’ailleurs ? Ces égyptiens-là ? Si les plus aisés peuvent se permettre de danser dans les villas des beaux quartiers, tout le monde n’aurait-il donc pas le droit à la fête ? 

 

L’histoire de la nuit égyptienne est celle d’un phénix qui a du mal à reprendre feu. Alaa al-Aswany n’en parle que trop bien dans son roman « L’immeuble Yacoubian », témoignant des évolutions de la société égyptienne sur la deuxième moitié XXe siècle. Dans une interview au quotidien San-franciscain SFGATE[3], il raconte ce retour au conservatisme qu’a entamé l’Egypte depuis les années 80 avec le retour des travailleurs égyptiens parti pour l’Arabie Saoudite à la recherche d’un meilleur niveau de vie.

 

 

A l’époque l’Égypte embrasse des valeurs très libérales et tolérantes. La ville fourmille alors de bars et de boîtes de nuits, la nuit vibre de mille facettes. Le retour de cette nouvelle classe moyenne qui s’est enrichie grâce au pétrole, et prônant un Islam plus rigoriste, entraîne des fermetures en cascade. La haute-société, qui embrassait alors un mode de vie à l’occidentale, se replie sur elle-même. Les autres doivent inventer une nouvelle manière de vivre la nuit, nous revoyant à la question éternelle : l’art est-il un truc de riche ?

 

 

Aujourd’hui, la scène clubbing du Caire est un compound. Le compound est une gated-community, une zone de résidence privée, coupée du reste de la ville par de hauts-murs et un service de sécurité privée, et où viennent s’entasser la nouvelle classe moyenne et supérieur du pays. En bref, seule les classes les plus aisées peuvent se permettre le droit de danser. Les soirées techno, house ou de musique commerciale dans les salles de concerts du Hilton, du Ritz-Carlton ou de l’InterContinental, à 50€ l’entrée. A l’époque je touchais 600€ de ma « gratification » de stagiaire, soit à peu près le même salaire que mes collègues égyptiennes parmi les mieux rémunérées. Impossible donc, pour la plupart des habitants de la ville, d’avoir accès à ce genre d’événement. Les soirées dites « abordables » comme celle de Maadi (environ 25€) sont rares à l’époque, peut-être une tous les deux mois.

 

Pourtant nous sommes dans une ville de près de 10 millions d’habitants (soit 5 fois Paris), il doit bien y avoir un endroit où danser? A nouveau, je reste dubitatif. Et les gens ici aiment la fête. Il suffit de sortir dans la rue, la musique est partout. Du chauffeur de taxi au banquier, tout le monde chante, et tout le monde connaît les paroles.

 

 

Un lieu offre une échappatoire plus accessible et non seulement fréquentée par les occidentaux, en proposant un entre-deux entre programmation mainstream et lieu de rassemblement alternatif. C’est le Cairo-Jazz Club.

 

 

Longeant l’échangeur qui relie le Caire à la ville de Guizeh, proche du Nil, le CairoJazz propose une programmation mélangeant DJ-set, showcase et concert. De rappeurs, Dj, ou même musiciens et chanteurs, les styles se mélangent comme les profils. Du parfait anonyme à la star régionale, le club peut se vanter d’une grande mixité dans ses line-up, tout en conservant une identité propre : la grande richesse de la scène musicale contemporaine égyptienne. Ne mentons pas, il est aussi un lieu privilégié de sortie pour les touristes et expatriés, et a ouvert une succursale dans le nouveau quartier plus qu’aisé de Sharm el Sheikh. Mais le Cairo Jazz n’a t-il pas tout compris finalement ? En attirant un public aisé, il se permet une source de revenu. En maintenant ses prix à des niveaux corrects, il conserve son public local. Enfin, grâce à une programmation réfléchie et soucieuse de ses artistes, il conserve sa légitimité.

 

23h. New Cairo, Le Caire : 

L’espace a été réaménagé

 

Notre taxi arrive après une heure de route depuis le centre-ville devant un immense portail fermé d’une lourde chaîne. Je suis invité par une amie française à une soirée privée. Nous sommes quelques parts dans un des compounds de New Cairo, une zone résidentielle à l’Est du Caire. La plupart des immenses villas semblent vides, les grands boulevards sont déserts, seuls quelques chiens errants s’agitent au passage des feux des rares SUV traversant la zone.

Nous patientons quelques minutes, peut-être même un quart d’heure. Au loin, derrière le portail, se distingue une silhouette qui approche. Youssef entre-ouvre la grille sans en détacher la chaîne, et nous nous y glissons en souplesse. Nous le suivons dans le noir, dans la rue bétonnée sans lampadaires aux villas vides. Nous nous arrêtons devant l’une d’elle, et empruntons un petit escalier latéral qui nous permet de rejoindre le sous-sol. Il n’y a pas un bruit. Nous passons une porte, puis une seconde, un autre escalier. La soirée commence enfin.

 

 

L’espace a été réaménager pour l’occasion. Une chambre fait office de vestiaire, le salon de dancefloor. Nous sommes environ une trentaine. Nous sommes les seuls étrangers. Ils se connaissent tous, pour s’être croisés et recroisés sur les plages du Sahel (côte nord de l’Egypte), ou d’El Gouna, une station balnéaire huppée de la Mer Rouge. C’est là-bas que s’organise l’été les plus importantes private parties du pays, une sorte de Spring Break à l’américaine qui se passe d’un compound à l’autre.

Une table basse sert de support pour les platines, encadrée par deux imposantes enceintes. Les canapés et fauteuils aux formes courbes et dorées ont été repoussés contre les murs.

 

En discutant un peu avec les autres invités, chacun me raconte un peu son expérience en Occident. Barcelone, Los Angeles, New York, Londres, Amsterdam, ils se remémorent les yeux levés au plafond leurs études à l’étranger, les interminables after après une sortie à Fabrik. Ce soir, les sets ne seront qu’Occidentaux.

Cette étrange fétichisation de l’Europe par cette jeunesse dorée me rappelle cet épisode de la série Ramy[4] où celui-ci retourne en Égypte se reconnecter avec ses origines et à sa foi, et s’étonne de l’obsession de ses cousins pour les chaînes de fast-food américaines et le peu d’intérêt qu’ils prêtent à la religion. L’herbe serait donc toujours plus verte ailleurs.

 

 

5h30, nous rentrons. M. Prend un dernier rail avant de monter dans la voiture, il nous ramène en centre-ville. Les autoroutes sont, Dieu soit loué, vides. Il roule vite, un remix d’Amelia Lens à fond. Il s’essaye à quelques zigzags, puis nous prenons la sortie pour Downtown Cairo.

Vue du Caire la nuit


Nous arrivons dans mon quartier, M. tourne à droite et se retrouve à contre-sens dans une rue à sens unique. La police a dressé un check-point au bout de la rue. Un agent nous fait signe de nous arrêter. Il s’approche, demande les papiers du conducteur, les observe et les lui rend. Son regard s’attarde sur les sièges arrière, et tombe sur mon visage. Ses yeux s’écarquillent de surprise. Il hausse le ton, approche son talkie-walkie de sa bouche et semble alerter ses collègues. M. Au volant a beau lui dire qu’il me raccompagne chez moi, le policier ne veut rien entendre. Je baisse ma vitre, et tente de lui expliquer dans un arabe plus que pathétique que nous sommes bien amis. L’agent fronce les sourcils, il me demande si je vais bien, si je connais bien les autres passagers du véhicule. Les autres restent silencieux, statiques. Après plusieurs longues, éternelles, minutes de débat, nous pouvons reprendre notre route. A une condition, nous sommes escortés par un fourgon et deux motos de la police. O., sur le siège passager, se retourne vers moi. Il y’a une pochette de beuh dans la boîte à gant, s’ils fouillent la voiture, c’est la prison. Moi, ils ne me fouilleront pas. Nous arrivons devant mon immeuble. Le ciel est d’un blanc poussière, aux premières heures du jour. Il n’y a personne dans la rue. Je descends de la voiture, la poche du jean lourde. Le policier en moto me fait un signe de tête. Mes amis reprennent leur route. L’agent me fixe et attend que je passe la porte du hall. Il ne faut pas oublier que l’État ne s’endort pas la nuit.

Victor Greck

 

Mes remerciements à Jade Saber pour l’honneur de sa confiance, Sandrine Fragasso pour son talent, Neil Lovett pour son expertise et pour chaque personne qui ne m’a pas dit « ya calb » quand j’ai pu croiser son chemin en Egypte.

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