Une nuit privée de ciel

« Solitude qui rayonne, vide du ciel, mort différée : désastre. »¹

Comment se dire ? Comment trouver les façons de se raconter quand l’histoire qui est la nôtre est formée d’un agrégat de tout ? Le tout, c’est les gens, les époques, les guerres, les silences, les secrets, les nuits sans ciels. 

 

Il y a des histoires qui cherchent à se dire, à se raconter. Raconter son histoire nécessite parfois de revenir à ces lieux,  gens, époques, guerres,  silences, secrets et à ces nuits privées de ciels.

 

Dans les fragments, fragments de ce qu’ont laissé les gens, les époques, les guerres, les silences, les secrets et les nuits sans ciels, l’artiste Rayyane Tabet reconstruit des contextes sociaux-historiques imbriquant mémoire personnelle et historique, en faisant dialoguer des souvenirs intimes à des moments clés de l’histoire contemporaine. 

 

Le fragment est un espace, discontinu. Dans sa discontinuité, il laisse des espaces vides, des seuils dans lesquels se niche le moyen de se dire. Le fragment accueille la parole de ceux qui n’en n’ont plus. 

Il est le lieu de l’écriture du désastre. 

Le désastre, c’est le nôtre. Celui du temps. L’installation de Rayyane Tabet est pour moi le fragment dans lequel se trouve une réflexion philosophique sur le désastre, ce qu’il implique et dit de notre monde. Il y construit, dans l’immensité d’un bleu qui le protège, la possibilité de dire le désastre de nos sociétés contemporaines, entremêlé à la douleur que demande le récit de soi. Alors c’est le bleu du ciel, les rideaux, le verre et l’espace qui nous murmurent une parole en ruine, celle qui reste et que l’artiste conserve précieusement dans ses installations. Ces installations, c’est exactement ce qui reste à dire quand tout est dit. Accueillant ainsi, cette « ruine de parole (…) rumeur qui murmure : ce qui reste sans reste (le fragmentaire) ».

Trilogy, A Model, Rayyane Tabet, Mudam-2023/2024

C’est dans les ponts tissés entre le passé et le présent que Rayyane Tabet reconnecte les périodes et les bribes de certains temps sur lesquelles il fonde à la fois son travail d’architecte et d’artiste contemporain, faisant ainsi naître des contre-récits, ceux qui n’existent pas dans l’Histoire officielle car incapables de trouver le moyen de se dire. La démarche artistique dans laquelle s’ancre le travail de l’artiste donne vie à des récits qui ne peuvent exister dans aucune catégories-trop étroites, trop peu juste pour renfermer leur vérité. 

 

Ce bâtiment de lumière construit à la chute du mur de Berlin est la quintessence d’une nouvelle période historique, celle de l’ouverture et de la paix, contrastant avec le passé militaire des ruines sur lequel le musée s’est construit. Cet « espace sans limite d’un soleil qui témoignerait non pour le jour, mais pour la nuit libérée d’étoiles» est vulnérable.  Le musée dans lequel loge ce pavillon est un lieu ouvert, accueillant le ciel. Cet espace réconcilié avec son temps questionne l’artiste sur ce que dit l’architecture d’une époque, mais aussi d’un lieu. Que dit l’écho qui en reste dans le présent où le contexte socio-économique n’est plus le même ? 

 

1989-2006. 

Le pavillon du Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean a été construit par l’architecte Ieoh Ming Pei. Architecture de verre, le ciel s’ouvre à l’infini, dans un petit espace de repli au sein de ce qu’était cette ancienne forteresse luxembourgeoise du XVIIIe siècle. 

Le pavillon est le fragment de ce fort, c’est en son seuil que l’artiste y a déployé une installation intitulée Trilogy. La tourelle dans laquelle loge le pavillon est un reliquat de ce qui a pu être conservé du fort Thüngen sur lequel s’érige le musée, détruit en 1870. 

Le premier volet de la Trilogy est ici ouvert, l’artiste trouve le moyen d’articuler son récit à un premier fragment de l’Histoire. 

 

1732-1870. 

Trilogy, A Model, Rayyane Tabet, Mudam-2023/2024
Trilogy, A Model, Rayyane Tabet, Mudam-2023/2024

Dans ces nuits privées de ciel que Rayyane Tabet reconstruit à travers différents dispositifs, il y montre ce que Maurice Blanchot écrivait, à savoir que le : « désastre est ce temps où l’on ne peut plus mettre en jeu, par désir, ruse ou violence, la vie qu’on cherche, par ce jeu, à maintenir encore, temps où le négatif se tait et aux hommes a succédé l’infini calme (l’effervescence) qui ne s’incarne et ne se rend pas intelligible». 

 

1950.

 

Afin d’entrer dans cette architecture de verre, le spectateur passe par un corridor recouvert de délicats rideaux blancs. Légers, en fibres synthétiques, translucides, le soleil brille parmi les fibres du textile. Ces rideaux de Tergal ont été acheté en 1950 à l’occasion du mariage des grands-parents de Rayyane Tabet. Ce fragment d’un temps heureux constitue le seuil du pavillon dans lequel l’artiste débute le récit de sa Trilogy,  là où le désastre de l’histoire contemporaine s’abat et se reconstitue par fragments dans les mains de l’artiste. 

 

1929-1933.

Le pavillon est recouvert d’un filtre bleu. Nos corps baignent dans l’infini de ce bleu et tournent autour d’un podium sur lequel est installé l’anatorium Paimio (mobilier d’une chambre) conçu par l’architecte finlandais Alvar Aalto (1930-1933). Ces meubles conçus pour le sanatorium de Paimio étaient destinés à rendre les chambres des patients fonctionnelles et contribuer à leur rétablissement. L’Europe ayant connu une grande épidémie de tuberculose au XIXe siècle, les sanatoriums étaient des espaces courants. La chambre des patients devait inspirer un sentiment de sérénité, propice à la guérison. Placé au centre de la pièce, recouvert de ce filtre bleu, de son intensité, le mobilier prend une autre couleur par endroit et se laisse envelopper de l’histoire de ce bleu profond. Cette pièce majeure entre alors en dialogue avec l’espace construit par l’artiste. Des phares de voitures eux aussi recouverts de bleu sont suspendus au-dessus de nous. Le bleu est un leitmotiv dans la pratique de Rayyane Tabet. Le bleu est un fragment. 

 

  1.  

 

Au sein de la Trilogy, cet espace bleu accueille 6 jours. 6 jours ayant eu lieu entre le 5 et 10 juin 1967. Lors de la guerre des 6 jours dans les pays arabes, des couvre-feux étaient imposés afin de protéger les populations civiles de bombardements imminents. Des pays entiers étaient plongés dans le noir complet, dans des nuits sans ciels pour se protéger des avions bombardiers. Le bleu a été le moyen de recréer le ciel chez soi, en peignant les fenêtres des appartements et des phares de voiture d’une peinture bleu, les populations pouvaient profiter de la vie et de la lumière tout en se protégeant des bombardements. 

 

  1.  

 

Trilogy, A Model, Rayyane Tabet, Mudam-2023/2024
Trilogy, A Model, Rayyane Tabet, Mudam-2023/2024
Trilogy, A Model, Rayyane Tabet, Mudam-2023/2024

L’espace d’exposition se poursuit dans le sous-sol du pavillon abritant pour l’occasion des centaines de carafes recyclées à partir du bris de 250 000 tonnes de verre dû à l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Le verre tombé à l’intérieur des maisons a été recyclé par un ingénieur Ziad Abi Chaker ainsi qu’une équipe de bénévoles ayant traité le verre et construit ces carafes dans les usines de Tripoli au nord du Liban. Ce dernier espace marque le dernier volet de la Trilogy de l’artiste composant son installation. Ces rangées de carafes disent l’immensité de la perte. Fragments d’une catastrophe, elle-même constituées de fragments. Elles témoignent d’un bouleversement, de l’incommensurable de la ruine. 

Le fragment est ce résultat de la langue qui dit l’horreur. Penser un espace d’exposition de façon fragmentaire c’est participer à une nouvelle narration de l’espace muséal qui dit l’horreur que les lieux, les époques et les gens traversent. 

Trilogy, A Model, Rayyane Tabet, Mudam-2023/2024

Dans une performance construite autour de l’installation et menée par l’artiste, le public est placé face à l’architecture de verre. Alors que notre regard est perdu dans la nuit de l’hiver luxembourgeois, l’artiste nous prévient. 

Cette chose qui nous guette et ne porte pas de nom, ne possédant pas de forme, qui nous menace, mais qui ne se montre jamais est là. Cette entité, c’est le désastre. 

Rayyane Tabet nous le dit, ce désastre est un ennemi et il est à notre porte. 

 

Derrière ces fenêtres de verre, dans cet espace baigné de bleu, nous faisons face à ce constat. Le désastre d’un temps, le nôtre, celui qui refuse la transparence des rideaux de nos ancêtres, d’un temps où la nuit noire n’était pas privée d’étoiles. Aujourd’hui la nuit s’éclaire, de frappes qui transpercent son silence et privent les enfants non pas juste de nuits étoilées, mais d’un horizon qui se lève, car le ciel n’existe plus, là-bas. Il s’est abattu sur eux. 

 

Sur nos paliers, à nous, l’ennemi est là, silencieux, il nous guette. Nos fenêtres qui ne sont pas privées de nuits, ni de ciel sont les témoins d’une histoire où le désastre s’est abattu. Il semblerait que le désastre de notre temps ait pris l’apparence de ce bleu profond, plongé dans son abysse, l’humanité y serait restée bloquée en son tréfonds. « Le Bleu du ciel » serait donc bien ce qui dit le mieux son vide. Dans une tentative de repeupler le ciel d’étoile, Rayyane Tabet nous met face aux réalités politiques de notre temps, ces réalités nous obligent. L’obligation ne réside en rien d’autre que de ne pas perdre notre humanité. L’humanité, aujourd’hui se trouve dans le refus et l’opposition d’un monde d’apartheid nourri d’idéologies oppressives et dominatrices. 

 

Nous avons le devoir de rendre les étoiles à ceux qui ont été privés de ciel. L’humanité à laquelle nous raccroche cette œuvre, ne se trouve pas ailleurs que dans le fragment d’une étoile, d’un reflet bleu, d’un agrégat de verre, dans un bout de tissu en Tergal. Face à l’ennemi que Rayyane Tabet ne qualifie pas, nos sommes de fragments s’unissent et nous donnent la force de lutter dans l’unité, celle d’un être qui ne fait plus qu’un. L’humanité.

 

¹L’ Ecriture du désastre, Maurice Blanchot, 1980, Gallimard. Toutes les citations de cet article sont tirées de ce livre. 

Crédits images : Mudam Luxembourg 

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